Article paru dans Spiritus
Lorsqu'on regarde la carte de l'Afrique, on ne peut qu'être impressionné par le nombre de conflits armés ces dix dernières années. Leurs causes sont à la fois internes et externes, impliquant aussi bien les milieux politiques et économiques (locaux et internationaux) marqués par la lutte cupide pour le pouvoir et l'argent, que la complicité des populations locales vulnérabilisées par la pauvreté ou la misère, l'analphabétisme, les tensions tribales ou ethniques, l'égoïsme, etc.
L'ampleur de leurs conséquences amène poser à nouveaux frais la problématique de la réconciliation pour une Église-famille de Dieu en Afrique appelée, de par sa vocation, à y exercer le ministère de réconciliation (cf. 2Co 5,20): quels sont les actes concrets à poser pour entraîner les Africains dans une réconciliation véritable et profonde ? Que faut-il encourager ? Que faut-il éviter ? Après avoir rappelé quelques unes des conséquences de cette multiforme violence sur les familles, nous nous appesantirons, à la lumière de quelques textes bibliques, sur quelques éléments constituant des repères pour une dynamique de réconciliation profonde.
La famille africaine affectée
La famille, cellule de base de toute société humaine, évolue actuellement dans une Afrique marquée par la quasi permanence de conflits armés à grande ou à petite échelle, et touchant plusieurs pays. Nous nous arrêtons sur les infrastructures, l'enfant et la femme.
1° Les infrastructures et le climat général
Les victimes se comptent par milliers de morts, de réfugiés et déplacés de guerre, de mutilés. La destruction des infrastructures a ruiné des milliers d'agriculteurs, éleveurs, commerçants et petits entrepreneurs, sans compter, à certains endroits, des villages entiers à reconstruire. S'y ajoute le lot de chômeurs, de veufs et veuves, d'orphelins et de traumatisés psychiques et affectifs à divers niveaux. Les terrains minés et l'insécurité permanente provoquée par des armes circulants encore entre les mains des combattants « démobilisés » ou des bandes armées, entretenues par les politiciens et autres riches d'Afrique, empêchent les structures démocratiques de fonctionner normalement et produisent des violences physiques, psychiques et structurelles quasi permanentes. Il ya aussi le fait que la misère et la survie au quotidien rendent les populations africaines inventives dans l'art d'exploiter les plus faibles ou naïfs, produisant ainsi des formes de plus en plus sophistiquées de mensonge, de vol, de prostitution, d'escroquerie, etc. Les crises politiques et socio-économiques devenues quasi permanentes entretiennent une misère croissante devenue une forme de violence psychique et structurelle permanente, faisant des milliers d'Africains des "traumatisés" par le fait qu'ils ne voient pas l'avenir de leur continent en rose. D'où la honte de l'Afrique et la volonté de la fuir. Dans la famille africaine ainsi affectée, deux catégories sont particulièrement touchées d'une manière dramatique: l'enfant ou le jeune, ainsi que la femme.
2° L'enfance et la jeunesse
Des milliers d'enfants et jeunes sont déstructurés à cause du fait que les conflits armés étalent sur la place publique les horreurs de la créativité humaine en matière de méchanceté. Des jeunes filles qui ont été violées ou des jeunes garçons qui ont été forcés de regarder le viol public et collectif de leurs mères, grands-mères, tantes, cousines, sœurs, amies, fiancées, sont détruits affectivement. (Et les psychologues africains pensent que s'ils ne sont pas aidés correctement, ils seront plus tard incapables de mener une vie de couple normal et donc de fonder des familles stables: c'est grave pour l'avenir de tout un continent, car la famille est la structure de base de toute société). Un nombre élevé d'enfants (filles et garçons) africains ont été enrôlés de force comme "enfants soldats", donc, atrocement drogués et manipulés. Ils ont été forcés de violer leurs mères ou sœurs comme "rite d'initiation" à la vie d'enfant-soldat, afin de les déstabiliser psychologiquement pour qu'ils ne se marient pas dans l'avenir. Les ex "enfants soldats" sont détraqués à cause du fait d'avoir été dressés comme des animaux pour servir de boucliers humains de guerre. Des milliers d'enfants sont mal aimés par tout leur entourage, car nés des viols et rappelant, par leur seule présence, les horreurs de la guerre.
La destruction des infrastructures de base provoquée par les conflits armés en Afrique empêche la majorité des enfants africains de naître dans de bonnes conditions, d'avoir accès aux soins de santé de base, d'être convenablement scolarisés, de bénéficier de la présence de leurs parents (trop pris par les impératifs de la "débrouillardise). L'exaspération de la méchanceté dans un climat général de survie et de débrouillardise a fait accuser un nombre très élevé d'enfants de "sorciers", et ils se retrouvent "enfants de la rue", exposés en permanence à la violence de la rue. Nombreux se retrouvent aussi "chefs de famille" dès le bas âge, les parents étant décédés suite à la guerre ou aux maladies n'ayant pu êtres soignées, faute de moyens financiers. Ils sont exploités par les adultes dans divers métiers, ainsi que par les bandes des voleurs et les milieux de la prostitution. Dans les milieux pauvres, la jeunesse scolarisée n'est plus préparée comme il faut et beaucoup de diplômes sont, en réalité, analphabètes. On comprend alors que beaucoup s'enfuient dans la drogue, le sexe, les films violents et le rêve de fuir un jour l'Afrique pour aller en Occident.
3° La femme
La femme, quant à elle, est touchée à travers son mari ou fiancé, les hommes étant les cibles privilégiées des tueries. Veuve, elle doit élever souvent seule ses enfants, soit parce que les frères du mari ont été emportés eux aussi par les tueries, soit parce qu'ils sont appauvris par la crise économique. Elle est aussi souvent dépouillée par les méchants de la belle-famille et violentée, au nom des coutumes ancestrales. Belle, jeune et vierge, elle est enlevée et emmenée dans la forêt ou le camp militaire comme esclave sexuelle des seigneurs de guerre, des policiers, des bandits ou des politiciens sans scrupule. Mère, elle souffre atrocement dans son corps et son cœur pour nourrir sa progéniture, et parfois même sa propre famille et son propre mari, appauvris par les conséquences de la crise africaine.
Dans les territoires à hostilités ou insécurité, elle est systématiquement violée par les combattants, soit comme "butin de guerre", soit comme "arme de guerre", soit comme "fétiche de guerre". Elle est "butin de guerre" chaque fois qu'elle est volée au même titre que les biens matériels puis "consommée" à travers le viol, très souvent collectif. Elle est "arme (biologique) de guerre" chaque fois qu'on la viole, non pour assouvir des prétendus "besoins sexuels", mais plutôt avec l'objectif avoué et affiché d'humilier davantage l'adversaire, le contraindre à la soumission, briser son moral, par le fait de déstructurer les familles et de vider les villages (car après de tels actes odieux, les gens ne peuvent plus se regarder ni vivre ensemble). Et aussi lorsqu'on a violé des femmes en masse avec l'objectif avoué de contaminer une région avec les MST ou de les rendre systématiquement enceintes, pour peupler une contrée d'enfants issus de la race de l'agresseur. Elle est "fétiche de guerre" lorsque des combattants ont pensé "aspirer" son énergie vitale pour se rendre invisibles et/ou invincibles faces à leurs adversaires, en violant spécialement des vieilles femmes, en prélevant les organes génitaux des femmes encore vivantes pour en faire des colliers "amulettes", en éventrant des femmes enceintes, en fixant leur arme dans le vagin après le viol, etc. La femme africaine a été aussi été forcée d'assister (sous peine de mort) au viol sodomique de son mari ou son fils, pour affaiblir son moral. Dans les camps des réfugiés ou déplacés de guerre, elle a été forcée à la prostitution en échange du pain quotidien; elle est même parfois devenue proxénète de ses petites filles, juste pour survivre dans sa fuite de la guerre ou dans la misère provoquées par la précarité de la vie dans les milieux pauvres.
Fort heureusement, on trouve des germes de paix et d'espoir dans ce tableau sombre. Toutes les familles du continent ne sont pas affectées et, à plusieurs endroits, on trouve des personnes et collectivités fortement engagées pour accompagner les victimes directes et indirectes. L'Afrique, "cet homme au bord du chemin et souffrant des coups reçus par la violence humaine" (cf. Lc 10,30) est encore debout parce que les "bons samaritains" sont d'abord sur place: dans les familles, quartiers, paroisses, milieux de travail, etc. Ce qui est un véritable motif d'action de grâce à Dieu. Et de plus en plus de diocèses catholiques d'Afrique excellent dans la pastorale des réfugiés et déplacés, de la famille fragilisée, de la jeunesse sacrifiée, des enfants dans la rue, des ex enfants soldats, des femmes et enfants violés; etc.
Il s'agit là des activités majoritairement caritatives. Mais elles ne suffisent pas : il faut aussi des actions allant dans le sens d'une réconciliation des Africains avec ce présent douloureux qui défigure l'humanité voulue par le créateur. En effet, pour reprendre l'image du bon Samaritain de Luc 10, le fait que l'homme attaqué et blessé par des brigands ait les plaies soignées ne supprime pas automatiquement les éventuelles haine et désir de vengeance envers l'agresseur, blocage psychologique paralysant au point de ne plus vouloir passer par le même chemin, honte de soi-même pour avoir expérimenté son impuissance, avoir été humilié, etc. L'Afrique affectée en ses enfants par la violence et ses multiples conséquence n'a pas seulement besoin de l'argent de la "Communauté internationale" des bailleurs des fonds ou des soins physiques: lui est aussi indispensable une démarche de réconciliation, c'est-à-dire se retrouver dans l'harmonie avec soi-même, avec les causes et auteurs des violences, avec l'entourage témoin des méfaits de la violence subie. Et ici, l'Église famille de Dieu peut offrir quelque chose à cette Afrique affectée et traumatisée: les richesses contenues dans la Révélation, présentées dans la Parole de Dieu.
II. Quelques éléments d'une dynamique de la réconciliation
Pour réconcilier le monde pécheur et marqué par une violence multiforme avec Dieu et avec lui-même (cf. 2Co 5,20; Ep 2,16; Col 1,20), le Fils de Dieu incarné ne s'est pas limité à faire des discours appelant les gens à se tourner vers Dieu: Il a allié les appels à la conversion avec un comportement précis aidant les humains à se regarder eux-mêmes et entre eux autrement, dans la direction de la paix entre eux et dans leurs cœurs, de la valorisation d'eux-mêmes et du prochain à cause de l'amour de Dieu. C'est ce qu'Il illustre merveilleusement dans la parabole de Lc 15,11-32: la réconciliation dans cette famille, fruit de l'amour miséricordieux du père, implique les deux fils dans leurs personnalités. En effet, pour le cadet qui avait perdu sa dignité, rempli d'humiliation, de honte et dépréciation de soi-même au point de se proposer comme domestique de son propre père, la réconciliation est une démarche holistique qui inclut un nouveau regard sur soi, plus positif, dans la paix avec le père et son frère. Pour le fils aîné, l'expérience négative du cadet lui a donné l'occasion de le regarder désormais de loin, et la réconciliation l'implique aussi. Comme le dit si bien Reconcilatio et Paenitentia n°6, "tant que ce frère, trop sûr de lui-même et de ses mérites, jaloux et méprisant, rempli d'amertume et de colère, ne s'est pas converti et réconcilié avec son père et son frère, le banquet n'est pas encore pleinement la fête de la rencontre et des retrouvailles".
A partir de cette clé de lecture, une écoute de quelques récits bibliques relatant des violences interhumaines laisse percevoir une certaine éthique dans la démarche de réconciliation: chercher la réconciliation véritable et durable implique de rejeter certaines attitudes et d'en cultiver d'autres, et nous en développons ici seulement sept.
1° Chercher la réconciliation, c'est refuser la démission ou la connivence avec les auteurs de la violence, pour prendre le pas de Dieu dénonciateur
En Afrique, comme dans le reste du monde, beaucoup de situations de violence sont étouffées ou banalisées dans les familles, écoles, quartiers, institutions civiles et religieuses, par peur des bourreaux ou pour sauvegarder la bonne réputation de certaines personnes, familles et couples. Cette démission devant l'impératif de gérer les situations de violence et de sanctionner les bourreaux est souvent pratiquée par des autorités familiales, politiques et parfois religieuses. Nous en trouvons un cas typique en 2S 13,21: face à un viol survenu dans sa propre maison et ayant détruit affectivement et psychologiquement sa propre fille, le roi David reste passif et démissionnaire face au phénomène de violence domestique. Le violent n'est pas inquiété; la souffrance de la victime est carrément ignorée. La vie continue comme si rien ne s'était passé! Une telle attitude n'encourage-t-elle pas les violents à continuer à commettre leurs méfaits? Comment pourront-ils se repentir et demander pardon si aucune instance ne les aide à prendre conscience de la gravité de leurs actes?
Or, pour réconcilier le monde affecté par la violence, Dieu ne choisit pas le silence: Il dénonce le péché humain qui est à sa source et appelle à la conversion. Depuis Caïn le violent envers son propre frère, Dieu n'a pas cessé d'interpeller les violents, dans une attitude qu'exprime bien ce Psaume: "Si tu vois un voleur, tu fraternises, tu es chez toi parmi les adultères; tu livres ta bouche au mal et ta langue trame la tromperie. Tu t'assieds, tu accuses ton frère, tu déshonores le fils de ta mère. Voilà ce que tu fais, et je me tairais? Penses-tu que je suis comme toi? Je te dénonce et m'explique devant toi" (Ps 50,18-21).
Ainsi, les communautés chrétiennes d'Afrique ne pourront pas aider l'Afrique affectée par la violence à se réconcilier profondément si elles se taisent devant l'injustice et la violence, parce qu'elles les auraient ignorées ou banalisées. Et il est heureux de constater que, depuis les indépendances africaines, évêques, théologiens, poètes, artistes et philosophes chrétiens africains n'ont cessé de dénoncer les violences et proposer des voies pour rectifier le tir.
2° Chercher la réconciliation, c'est passer de l'apitoiement inopérant à une charité agissante et holistique
Face à la violence et à ses multiples conséquences, beaucoup de chrétiens africains se limitent aux plaintes, sans vraiment s'engager pour aider les victimes ou s'attaquer aux causes. Cet apitoiement inopérant nous est dépeint notamment en Mt 12,10-14: le jour du sabbat, la souffrance du prochain est un motif de discours et de discussions, sans réflexe de l'aider, sous prétexte que la Loi interdisait de "travailler" ce jour-là.
En racontant la parabole Samaritain "prochain" de la personne victime de violence humaine (Lc 10,25-37), Jésus invite à passer de l'apitoiement inopérant (caractérisant le prêtre et le lévite), à des actes efficaces de bonté. Être "bon" pour les victimes, c'est éviter de se modeler sur les préjugés sociaux ou sur la peur qui font passer "loin" de la victime. Être bon envers les victimes de violence à la manière de ce Samaritain, c'est aussi ne pas négliger des petits gestes indispensables comme soigner les blessures physiques provoquées par l'agression et donner du temps et de la chaleur humaine aux victimes. De plus, la vraie bonté ne se limite pas aux gestes ponctuels et sans suivi: le Samaritain bon a mis en place des dispositions pratiques pour une prise en charge de la victime jusqu'à son plein rétablissement: " tirant deux pièces d'argent, il les donna à l'aubergiste et lui dit: 'Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c'est moi qui te le rembourserai quand je repasserai."
C'est important de se le rappeler dans cette Afrique où certaines coutumes ancestrales invitent à stigmatiser les victimes de viol en les considérant comme "souillées" ou coupables d'avoir abîmé la réputation de la famille. Cette Afrique qui se débarrasse des enfants traumatisés par la crise africaine en les jetant dans la rue comme "enfants sorciers". Cette Afrique où beaucoup d'actions caritatives pour des déplacés de guerre, de réfugiés, des veuves et orphelins, des enfants non scolarisés, etc. sont pour la plupart de temps des actions ponctuelles et sans suivi pour l'encensement des "bienfaiteurs" dans les médias…
3° Chercher la réconciliation, c'est s'attaquer chrétiennement aux causes lointaines et structurelles de la violence humaine
Travailler à une réconciliation profonde et durable de l'Afrique violentée et violentante, c'est aussi gérer, à long terme, la violence humaine, pour que les horreurs d'aujourd'hui ne se répètent plus demain. Or, comme dans la parabole du bon samaritain, la plupart des actions posées dans les milieux chrétiens africains s'intéressent presqu'exclusivement à la victime de la violence, dans une démarche de compassion caritative.
On ne doit pas oublier que les causes de la violence en Afrique et dans le monde ne sont pas liées qu'à des actions isolées des individus aux réflexes violents. Les causes structurelles, souvent bien entretenues par des milieux politiques, économiques et même religieux, sont aussi nombreuses. De même, des structures de péchés banalisant ou déniant la dignité, et provenant soit de l'héritage traditionnel africain, soit des effets de la mondialisation, sont bien entretenues dans les villes et villages africains. Dans ces circonstances, se limiter à secourir les victimes ne suffit pas: la lutte chrétienne pour l'avènement, en Afrique, d'un état de droit privilégiant les droits humains fondamentaux et une justice équitable dans la sanction des auteurs des multiples violences, constituent un impératif dans la démarche de la réconciliation de l'Afrique violentante et violentée avec elle-même. Cette lutte chrétienne implique aussi la recherche ardue de l'avènement d'une nouvelle politique internationale, se démarquant de celle qui a transformé l'Afrique en un champ de bataille pour des intérêts égoïstes.
Et pour en venir à bout avec les structures de péché déniant la dignité humaine et sournoisement glissées dans les reflexes des Africaines et Africains, une longue et patiente évangélisation en profondeur insistant la non-chosification de l'autre et sa dignité comme image et ressemblance de Dieu constituent un impératif, pour que la réconciliation profonde de l'Afrique advienne un jour. Dans cette dynamique, un déclaration forte du prochain synode des Évêques sur certains péchés structurels qui entretiennent la violence à grande échelle sur le continent africain constitueront déjà une amorce de cette démarche de prévention.
4° Chercher la réconciliation, c'est refuser la stigmatisation des victimes défigurées par la souffrance et la violence
La violence humaine peut avoir comme conséquence de détruire une personne physiquement ou psychologiquement, de la défigurer. Et les nombreuses formes de violence connues sur le continent africain ont vraiment généré des personnes défigurées physiquement et/ou psychiquement. Malheureusement, beaucoup sont stigmatisées et même rejetées par leur entourage. 2Samuel étale à nos yeux la stigmatisation marginalisante courante dans les familles, quartiers et villages africains ou d'ailleurs. En effet, Absalom a violé publiquement, comme "arme de guerre", les deux concubines de David, afin de le déstabiliser moralement David (cf. 2S 16,21-22). Très touché, David a beaucoup de compassion pour elles, mais il les considère aussi comme source de déshonneur pour sa famille et pour sa dignité royale. Elles deviennent pour lui comme souillées et c'est pour cela qu'elles "furent séquestrées jusqu'au jour de leur mort, dans l'état de veuves d'un vivant" (2S 20,3).
La présence des personnes affectées psychologiquement et physiquement par la violence en Afrique dérange la société quelque part: les enfants traumatisés sont accusés de sorcellerie et jetés dans la rue; les hommes et femmes violés sont considérés comme une "souillure", une "honte" pour leurs familles; les enfants nés des viols sont rejetés affectivement; sans compter l'accroissement du nombre de fous et folles, etc. Leur "défiguration humaine" est cause de leur rejet par la société qui devait les aider.
La dynamique de la réconciliation implique que la société apprenne à regarder ses propres victimes avec le regard et le toucher du Seigneur Jésus sur les lépreux et la femme atteinte de pertes de sang (Mt 8,2-4; Mc 1,40-42; Lc 8,43-48; Lc 17,12.19): eux aussi étaient stigmatisés par la société et la Loi comme "impurs" et donc "rejetés" des relations sociales ordinaires. Jésus établit une relation normale avec eux, au nom de leur dignité humaine; il ne les guérit pas seulement physiquement, mais provoque leur réinsertion dans les relations humaines normales. L'Église famille de Dieu doit devenir un lieu où les gens apprennent eux-mêmes et entraînent toute la société dans ce regard de Jésus, qu'il décrit d'ailleurs dans la parabole du bon samaritain: ne pas imiter le prêtre et le lévite qui passent loin de la victime, modelé qu'ils sont par les préjugés socioreligieux et la peur (Lc 10,25-37).
Il serait prophétique que le prochain synode dise un mot clair sur le statut de la personne (homme ou femme) victime de viol devant Dieu et pour la doctrine chrétienne: être violé ou violée n'est pas un péché ni une souillure; violer est un péché et c'est le violeur qui doit être stigmatisé et dénoncé comme pécheur. Il en est de même pour les enfants jetés dans la rue: ce sont ceux qui les soupçonnent, les manipulent, les torture et les jettent dans la violence de la rue qui sont à stigmatiser les premiers comme irresponsables et pécheurs.
5° Chercher la réconciliation, c'est prendre les moyens d'aider la victime de violence à se réconcilier avec elle-même
Subir la violence amène à une dépréciation de soi-même et éventuellement de sa famille, son pays et même son continent. De plus, l'expérience de sa faiblesse peut provoquer des remords profonds et éventuellement une révolte. C'est dans ce sens que de plus en plus d'institutions organisent une prise en charge psychologique des catégories de personnes les plus touchées par la violence en Afrique: ex-enfants soldats, enfants accusés de sorcellerie et devenus enfants de la rue, femmes et hommes violés, enfants nés des viols, couples déstabilisés à cause des situations des conflits, enfants ayant séjourné longtemps dans les camps des réfugiés et déplacés, orphelins ayant assisté au massacre ou viol de leurs parents, jeunes gens et filles ayant assisté à d'actes ignobles de violences sexuelles sur leurs proches, etc.. Dans certains diocèses, il y a même le projet d'ouvrir des lieux de formation de psychologues spécialisés pour les conséquences spécifiques des violences subies par les Africains.
Cependant, l'accompagnement psychologique ne suffit pas: les victimes de violences qui sont chrétiennes ont également besoin d'un accompagnement pastoral et spirituel qui les aide à vivre leur drame intérieur dans la lumière du Christ. En octobre 2009, les innombrables victimes des violences Afrique auront les yeux tournés vers les évêques réunis en synode, pour qu'ils leur disent une parole de consolation, au nom du Christ et leur explique que signifie aujourd'hui la béatitude "heureux vous qui pleurez" (Lc 6,21), et en quoi consiste la consolation de Dieu et de l'Église pour leurs souffrances spécifiques.
6° Chercher la réconciliation, c'est opter pour une justice non injuste envers les auteurs de violence
Dans l'enseignement de l'Église catholique, on a souvent souligné que le pardon chrétien ne signifie pas absence de justice, car Dieu ne banalise ni le mal, ni le péché : "En chaque cas, la réparation du mal et du scandale, le dédommagement du tort causé, la satisfaction de l'offense sont conditions du pardon" (Dives in Misericordia 14). Dans la démarche de satisfaction de l'offense, il y a un danger qui guette les victimes de violence et leurs défenseurs: ne pas être objectif et juste dans la sanction.
C'est ce que Gn 34,1-31 nous fait percevoir, lorsqu'on voit les frères de Dina (enlevée puis violée Sichem) lui rendre "justice" en massacrant le violeur et tous les siens, sans tenir compte du fait qu'il avait changé et fait l'effort de remplacer la violence par l'amour respectueux de Dina, à travers un mariage légal. Les frères de Dina décident que l'acte doit être vengé, même s'il y a eu repentir du violent et réparation. Et cette réaction impulsive entraîne la mort des centaines d'innocents. Ces frères ne se préoccupent même pas de l'éventuelle réaction de Dina, qui a déjà entrepris un chemin de réconciliation, à sa manière.
Sur le continent africain, beaucoup de gens, fortement touchées et scandalisés par la gravité et l'ampleur des conséquences des violences directes ou indirectes issues des conflits armés, n'ont-ils pas la tentation de réagir par la violence, surtout lorsque la justice ne fait pas son travail et que les coupables ne sont pas inquiétés? Combien n'ont-ils pas détruit, par leur vengeance impulsive, des couples, des familles ou des institutions qui étaient sur le point de se réconcilier?
A l'Église famille de Dieu en Afrique incombe la tâche d'éduquer à la vraie conception chrétienne du pardon, qui demande un effort d'objectivité aussi bien au coupable qu'à la victime et ses défenseurs. Pour le coupable, l'effort de l'objectivité est exprimé dans la démarche qui lui est proposée dans le sacrement de pénitence et réconciliation: se repentir en regardant en face les actes commis; faire l'aveu de ses péchés, ce qui implique de ne pas biaiser avec le pardon demandé à Dieu; avoir la volonté d'accomplir la pénitence requise; recevoir comme un don gratuit l'absolution par l'Église.
Pour la victime, l'effort de l'objectivité consiste à renoncer à haïr le violent, car ce serait réduire un être humain à un acte posé. C'est s'efforcer de continuer à le regarder dans la vérité du regard de Dieu, et laisser Dieu Lui-même et la justice de l'État faire leur travail, car on n'est ni le créateur ni l'État, à qui reviennent ces prérogatives. C'est recourir à la justice de l'État par les moyens qui sont prévus par la Loi et à la justice divine par la prière pour les ennemis (Mt 5,44). C'est enfin "tendre l'autre joue" (Mt 5,39), à la manière du Christ lui-même dans sa passion, c'est-à-dire aider, par une attitude non violente et inventive, le méchant à prendre conscience qu'il a fait quelque chose d'anormal en violentant un être humain, image et ressemblance de Dieu: "Pourquoi me frappés-tu?" (Jn 18,23)
Pour les défenseurs de la victime, l'effort d'objectivité consiste notamment dans l'écoute patiente et respectueuse de la victime pour l'aider réellement là où elle sent le besoin d'être aidée, au lieu de l'encombrer avec des solutions à des préoccupations qui ne sont pas les siennes. C'est aussi l'honnêteté de ne pas falsifier les données en se laissant manipuler par ses propres émotions: " Ne mentez pas contre la vérité" (Jc 3,14).
7° Chercher la réconciliation, c'est se faire vigilant pour ne pas laisser glisser sournoisement l'hypocrisie ou l'égoïsme dans le processus de réconciliation
Sur le continent africain, il arrive très souvent que, dans la démarche de justice envers les victimes de violence, des règlements de compte et autres injustices se glissent. Quelques récits bibliques nous aident à prendre conscience de l'hypocrisie et l''égoïsme qui se glissent sournoisement dans nos démarches de recherche de justice pour les victimes de violence.
Il y a tout d'abord Jg 19,16-20,48 qui, en montrant la réaction d'un lévite pour sa concubine violée, nous fait stigmatiser une recherche de justice qui occulte ses propres responsabilités dans la violence faite au prochain. En effet, c'est ce lévite lui-même qui, face à des pervers cherchant à le sodomiser ou peut-être son serviteur (Jg 19,25), appuyant la proposition du vieillard aux pervers (Jg 19,23-24). Tout en "aimant" sa concubine, le lévite ne s'est pas livré lui-même, alors qu'on cherchait un homme à violer et non pas une femme! Il a au contraire proposé lui-même aux violents d'abuser d'elle toute une nuit, défendant par le fait même son propre corps à lui. Or lorsque la femme va mourir suite aux atrocités subies, ce lévite accuse seulement les violeurs et ne signale pas du tout que c'est lui qui leur avait livré sciemment. Occultant sa propre responsabilité dans la violence faite à sa concubine, il laisse blâmer seulement les violeurs, qui seront sévèrement sanctionnés. Combien de membres de nos communautés chrétiennes en Afrique n'ont-ils pas, individuellement et collectivement, pris l'habitude de toujours pointer la violence qui est dans la société, en oubliant qu'ils sont aussi complices de cette violence, en ses racines? Peut-on vraiment parler de "justice" là où toutes les responsabilités ne sont pas établies, là où on ne voit que la "paille" dans l'œil des violents et on se camoufle à soi-même la "poutre" (cf. Lc 6,42) de sa lointaine responsabilité dans les causes de la violence ?
Il y a ensuite Gn 38,6-26, qui nous fait stigmatiser l'égoïsme qui se glisse parfois dans les personnes dans la recherche de la justice. Thamar la belle-fille de Juda est désespérée face à la violence psychologique institutionnelle exercée par tous les membres de sa belle-famille, qui refusent d'appliquer pour elle la loi du lévirat à laquelle elle a légitimement droit. Face à cette violence institutionnelle et psychologique exercée sur elle par toute une famille, elle réagit en décidant de se faire justice en passant par un adultère incestueux, afin d'avoir la progéniture exigée par la coutume. Son droit sera finalement reconnu et sa faute effacée, mais cette "justice" va créer un préjudice au prochain: l'enfant qui est né de cette union incestueuse méritait-il cette situation à jamais inconfortable d'être né d'une telle union incestueuse? N'est-ce pas égoïste de réparer une injustice en créant une autre pour cet enfant innocent? Comment sa présence dans cette famille favorisera-t-elle une réconciliation durable avec toute la famille? Thamar et son fils ne seront-ils pas plus tolérés qu'accueillis dans des cœurs réellement réconciliés ?
Dans nos sociétés africaines fortement marquées par la violence humaine, combien n'ont-ils pas, comme Thamar la belle-fille de Juda, opéré leur propre justice en laissant à leur progéniture un héritage lourd à porter psychologiquement et affectivement? Pour que la réconciliation véritable advienne dans l'Afrique violentée et violentante, il faudrait une éthique qui aide les victimes et leurs défenseurs à rester vigilants face à ces deux tentations d'hypocrisie et égoïsme qui menacent toute entreprise de justice et de réconciliation.
Conclusion
Commentant 2Co 5,18.19, le pape Jean-Paul II faisait remarquer aux évêques, le 12 juin 1982, la nuance mise par saint Paul entre "ministère" (diakonia au v.18) et "parole" (logos au v.19) de la réconciliation". La parole de la réconciliation réfère à "l'annonce, à l'exhortation, à la dénonciation, au commandement", tandis que la diaconie de la réconciliation consiste en "des œuvres, des pas concrets, des efforts. Les deux choses sont nécessaires et indispensables : la parole est complétée par le ministère". En scrutant quelques récits bibliques relatant des violences interhumaines et leurs conséquences, ces deux aspects apparaissent notamment dans les démarches suivantes. Le ministère de la parole réconciliatrice dénonce les causes profondes des violences car l'on a refusé la démission ou la connivence avec les auteurs des violences; il valorise aussi les victimes défigurées par la violence, en éduquant la société à ne pas les stigmatiser et les rejeter; enfin, il reste vigilant en soi-même pour faire taire les tentations d'orgueil et d'hypocrisie que la charité véritable. Le ministère de la diaconie réconciliatrice se garde de sombrer dans un apitoiement inopérant, pour une charité holistique impliquant l'accompagnement psychologique et spirituelle des victimes et la lutte pour plus de justice et de paix dans le monde. Puisse l'Église famille de Dieu en Afrique exercer ce si riche ministère, par la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ.