Article paru dans le collectif: Théologiennes et théologiens africains
Introduction
Les langues humaines peuvent comporter des "structures de péché", dans la mesure où elles peuvent encourager leurs locutrices et locuteurs à vivre les différences humaines sous le mode de la domination et au lieu de celui de la communion. En français par exemple, la grammaire exige que là où des termes masculins et féminins sont mélangés dans une même phrase, l'accord se fasse au masculin, même si les termes féminins sont majoritaires ! Combien de fois d'hommes n'ont-ils pas récupéré cette simple règle grammaticale pour argumenter à propos de leur supériorité sur les femmes ? Cette manière de projeter un simple fait de langage dans les relations interpersonnelles se remarque également dans la tradition chrétienne au niveau du discours sur Dieu et de sa représentation. En effet, le mot "Dieu" étant au masculin, la quasi-totalité du discours sur Dieu se met naturellement au masculin, pour des raisons grammaticales. Les milieux chrétiens sont alors tellement habitués à penser Dieu au masculin qu'il devient difficile de l'imaginer au féminin, d'autant plus, argue-t-on souvent, que Dieu s'est présenté dans l'histoire du salut sous la figure masculine !
Cela ne peut que conforter d'autres structures de péché existant dans le monde actuel, où les humains s'écrasent et se détruisent mutuellement au nom de leurs différences sociales, idéologiques, sexuelles ou autres. Un où des coutumes séculaires ont réparti des rôles entre êtres humains dans une orientation qui amène à fausser, diminuer ou nier la dignité humaine des femmes ou des hommes, des enfants, des faibles, des moins nantis de la société. Dans ce contexte, un des lieux où se joue aujourd'hui la crédibilité du christianisme aujourd'hui n'est-il pas la gestion de l'altérité, des différences et du relationnel ? Comment alors prendre aujourd'hui au sérieux de la force de renouvellement de nos consciences, de nos cultures, des structures de nos sociétés et des communautés chrétiennes que peut constituer l'Evangile du Christ ? Comment mettre finalement la différenciation sexuelle au service de la construction d'une humanité meilleure ?
Dans cette dynamique, il devient important de faire une réflexion sur l'usage d'un langage sexué dans le discours sur Dieu : en quoi la prise au sérieux, au cœur même de l'exposé sur le mystère de Dieu et de l'Église, de la différenciation sexuelle qui constitue notre humanité, en vue d'une communion plus grande entre les humains et avec Dieu, peut-il réellement aider les communautés humaines d'aujourd'hui ?
C'est dans ce cadre que se situent les réflexions suivantes sur les enjeux théologiques d'un discours sexué à propos du Dieu confessé en christianisme et de l'Église du Christ. Elles partent du fait suivant : la foi chrétienne confesse que Dieu est esprit (Jn 4,24), qu'il n'est pas un être humain (Os 11,9 : anthropos), donc ni femme ni homme. Alors, le fait que, dans le texte biblique, Dieu est appelé "notre Père" (Is 64,7, Mt 6,9 ; Rm 1,7), "le Père de Jésus-Christ" (Rm 15,6 ; 2Co 1,4), consacre-t-il la masculinité en Dieu ? Le fait que Jésus-Christ lui-même était un nazaréen de sexe masculin, confessé comme "Fils de Dieu" (Mc 1,1 ; Jn 1,34 ; 1Jn 4,9) éternise-t-il la connexion entre la divinité et masculinité ? Le fait que Dieu a eu besoin d'une femme pour l'Incarnation introduit-il la féminité en Dieu ou consacre-t-il la féminité de l'Église ? Pour y répondre, nous allons interroger la tradition biblique en essayant de rappeler, en un premier temps, la volonté du créateur lorsqu'il pose et bénit la différenciation sexuelle. En un deuxième temps, nous verrons comment et à quelles fins sont exploitées les images relatives à différenciation lorsqu'on parle du Dieu qui, pour notre salut, s'implique dans notre histoire humaine.
A) Un Dieu asexué créant des créatures sexuées
Le monothéisme d'Israël confesse que le Dieu unique est absolument Un, sans d'autres divinités l'entourant, sans être marié, sans engendrer d'autres dieux comme c'était le cas dans les croyances des peuples environnants. Le domaine de la sexualité ne le concerne pas, car l'engendrement et la multiplication de l'espèce sont exclusivement réservés à l'humanité, au végétal et à l'animal. Le Dieu créateur de toutes choses, qui sont forcément sexuées et marquées pour la multiplication de chaque espèce, n'est lui-même ni humain, ni animal, ni végétal, ni mâle, ni femelle. C'est pourquoi il fut interdit, dans la Loi de Moïse, de le représenter sous quelque forme que ce soit, ni même celle d'un homme ou d'une femme (Dt 4,16-18 ; cf. Ex 20,4 ; Ex 32,1 ; cf. Os 11,9). L'enjeu de cette interdiction est de taille : au Sinaï, Dieu était apparu invisible, de telle manière qu'on ne peut avoir de prise sur lui, ni le manipuler à sa guise, ni le circonscrire dans un état quelconque des éléments de la création ; l'élément humain, végétal ou animal qui sera choisi pour représenter Dieu sera forcément sublimé, si pas divinisé, ce qui fait basculer dans l'idolâtrie.
L'être humain (Adam), créé à l'image d'un Dieu qui n'est pas sexué, est par contre sexué : il est "mâle et femelle" (Gn 1,27 : zakar u nekeva), le masculin (iysh) n'ayant de sens que par rapport au féminin (ishah) et réciproquement (Gn 2,21-24). Les deux premiers chapitres de la Genèse, qui montrent l'être humain selon la volonté du créateur et dans la situation où il ne s'est pas encore coupé de la source de son bonheur par le péché, mettent l'accent sur une manière spécifique de gérer les différences entre humains : pour pouvoir être "image de Dieu", il faut que la diversité soit conjuguée et non pas opposée : la femme à elle seule n'est pas image de Dieu, tout comme l'homme (vir) à lui seul n'est pas non plus image de Dieu, mais seulement les deux ensembles.
Et de signaler ensuite que des rapports antagonistes, d'inégalité ou d'exploitation mutuelle entre les humains relèvent de la réalité du péché et non de la volonté divine (cf. Gn 3,1-13). La gestion des différences par le complexe de supériorité ou d'infériorité, par la violence ou par l'exclusion, est une structure de péché. C'est ce qu'illustre bien le récit de Caïn et Abel (Gn 4,1-16) : trouver que l'altérité de l'autre n'est pas "bonne" (cf. Gn 1,31) conduit à la jalousie et au meurtre de celui qui est différent, transformant la personne appelée à se "reposer" dans le respect de l'altérité de l'autre à l'image du créateur lui-même (cf. Gn 2,1), à une "errance" et un "vagabondage" permanent (cf. Gn 4,14), déréglant la complicité entre la nature et l'être humain. Qu'elles soient sexuelles, linguistiques, culturelles, raciales ou religieuses, (cf. Ga 3,26-29), les différences sont appelées à être vécues comme source de reconnaissance mutuelle, de communion interpersonnelle, d'engagement commun pour la construction du monde et l'épanouissement de la vie du prochain, selon le modèle trinitaire de l'unité. C'est la différence vécue sous le mode de la communion et de la complémentarité dans l'expérience des épousailles, qui transforme iysh et ishah en "père" et "mère", responsables de la vie ainsi que de l'épanouissement de leurs enfants, de leur entourage, de toute la création.
Tout en étant consciente que la réalité divine transcende toute manière d'être des choses créées, la Bible exploiter cette différenciation, qui est au service de la relation de type communionnelle, en utilisant des images humaines pour parler du Dieu unique. C'est dans cette logique qu'un certain nombre d'images sont empruntées au registre familial : nous y apprenons que, dans l'économie du salut, Dieu ne ressemble pas aux hommes en général, ni aux femmes en général ; il est plutôt comme un père dans une certaine relation à son fils ; comme une mère dans une certaine relation à son enfant ; comme un époux dans une certaine relation à son épouse ou sa fiancée.
B) Dieu est comme un père en relation
Sur les 1121 occurrences du mot "père" dans l'Ancien Testament, seulement douze sont appliquées à Dieu, dont la moitié dans les deutérocanoniques ; la Torah ne connaît qu'une seule référence de Dieu comme "père" (Dt 32,6). Israël semble donc avoir hésité à appeler Dieu "père".
Sur ces 12 emplois, des attributions explicites ne sont attestées qu'à partir de la période prophétique et dans un contexte précis : Dieu est considéré comme "père" du roi d'Israël parce qu'il l'a choisi et l'a oint à un moment précis de l'histoire du salut ; il est le père d'Israël parce qu'il l'a libéré de l'esclavage de l'Égypte et l'a constitué comme peuple à un moment précis de l'histoire. La paternité de Dieu envers Israël et son roi est donc inscrite dans l'histoire du salut et non dans l'éternité de Dieu : elle exprime une relation d'élection et de salut dans le cadre de l'intervention concrète de Dieu dans notre histoire humaine.
Les textes qui relèvent des oracles prophétiques ainsi que des écrits sapientiaux présentent la notion de la paternité divine dans un contexte plutôt polémique. Es 63,16 et Es 64,7 rappellent que l'origine d'Israël comme peuple n'est pas les patriarches mais Dieu lui-même. Jr 3,19, lui, critique l'incohérence de l'usage de ce terme : comment peut-on appeler Dieu "père" et ne pas pratiquer ses commandements ? En rappelant cette signification de la paternité de Dieu pour Israël, les prophètes annoncent un message d'espérance à un peuple découragé, à cause de l'exil. Ils proclament que le fait de croire qu'Abraham est un grand personnage, n'a pas du tout aidé le peuple à améliorer sa situation ; par contre, croire que le véritable "père" c'est Dieu, parce qu'il a créé le peuple dans un acte historique du salut, est source d'espérance, car il amène à pratiquer ses commandements, qui sont source de vie, et à s'appuyer sur ce Dieu comme continuant à gouverner tout l'univers.
Dans les psaumes et les proverbes, la paternité divine renvoie aux notions de protecteur (Ps 68,6), de roc sur lequel on s'appuie (Ps 103,13), de tendresse (Ps 103,13 ; Pr 3,13), la réprimande étant considéré comme une marque d'affection. Les écrits sapientiaux présentent également Dieu comme le "père" de tout être humain au sens de créateur (Sg 14,3 ; Si 23,1). Cette vue universaliste de la paternité de Dieu renvoie de nouveau, non pas à un engendrement physique ou spirituel de Dieu, mais au fait que l'unique Dieu atteint, dans l'aujourd'hui, tous les êtres humains, sans exception, car manifestant à tous sa miséricorde ou son jugement. L'invocation à Dieu comme un "père" dans le cadre de la prière (Es 63,16 ; Es 64,7 ; Jr 3,4-19 ; Ps 89,27 ; Tb 13,4 ; Sg 2,16 ; Sg 14,3 ; Si 23,1 ; Si 23,4 ; Si 51,10) exprime une relation de type individuel, référant à un mouvement du cœur vers Dieu qui le reconnaît comme "père", selon l'un des sens définis ci-dessus.
La paternité divine dans l'Ancien Testament ne renvoie donc pas à une relation d'engendrement, par Dieu, du peuple d'Israël ou de tout être humain, mais à l'action de Dieu dans l'économie du salut, dans l'histoire humaine. Dans cette optique, appeler Dieu "père" pour un croyant ou pour une communauté croyante, c'est se rappeler qu'il intervient dans notre histoire concrète, et vivre en conséquence.
La grande nouveauté qu'apporte le Nouveau Testament est le fait que l'appellation "père" n'est plus une métaphore renvoyant à l'attitude de Dieu dans le cadre de son intervention dans notre histoire. Cette dénomination apparaît comme une espèce de nom propre pour le Dieu révélé en Jésus-Christ : il est, de toute éternité et en un sens propre, "le Père" du "Fils unique". Toutes les formules parlant de Dieu comme "Père" du Fils qu'est Jésus-Christ pointent plutôt le caractère unique de la relation qui unit Jésus de Nazareth, confessé comme Christ et Seigneur, et ce "Père". Le terme "Père" exprime une intimité unique entre eux, une intimité différente de celle qui était décrite dans l'Ancien Testament entre Dieu et tous ceux qui l'appelaient métaphoriquement "père".
Dire que Jésus de Nazareth est "Fils" du Père, c'est exprimer le mystère de son origine, appelée dans le quatrième évangile "le sein" du Père", c'est-à-dire l'intimité de Dieu-même (Jn 1,18). La notion de paternité divine ne fait pas ici référence une reproduction du Fils par le Père comme un géniteur qui serait au masculin, ni à un enfantement physique, mais plutôt a une intimité, une dépendance et une réciprocité dans l'amour qui sont absolument uniques et sans modèle sur la terre. C'est la révélation du mystère de la Trinité : dans l'éternité de Dieu, le Verbe éternel n'a pas de mère, le Père éternel n'a pas d'épouse. Appeler Dieu "Père (de Jésus-Christ), ce n'est pas le décrire d'une manière analogique comme étant paternel à la manière du meilleur des pères humains ; c'est plutôt renvoyer à l'origine absolument unique et incomparable de Jésus-Christ dans sa divinité.
Il est bon de se rappeler que dans la langue grecque, le terme huios, et teknon qui lui est apparenté, ne renvoient pas seulement aux enfants mâles, mais également à la notion de descendant, d'héritier et même de disciple. En sont la preuve les usages de ces termes pour l'ensemble des chrétiens ou de croyants fidèles aux commandements de Dieu : hommes ou femmes sont appelés "fils de Dieu" parce qu'ils sont pacifiques (Mt 5,9) ou qu'ils pratiquent le commandement de l'amour (Mt 5,49) ; huios ne renvoie pas ici à "enfant mâle" mais à "héritier (ère) des biens du Royaume de Dieu".
C'est dans cette logique que le Nouveau Testament refuse d'exprimer le réalisme du mystère de l'Incarnation en le limitant au masculin : on ne dit jamais que le Verbe s'est fait arsèn (= mâle en opposition à femelle cf. Gn 1,27 ; Mt 19,4 ; Ap 12,5) mais sarx (= chair cf. Jn 1,14 ; 1Tm 3,16 ; He 2,14) ou anthropos (= être humain cf. Ph 2,7). L'enjeu est de taille : le Verbe fait chair fut reconnu, à son aspect, comme un être humain dans la réalité de notre chair humaine, et pas seulement comme un monsieur nazaréen ! Limiter le mystère du Verbe de Dieu fait chair à la particularité raciale, sexuelle, sociologique, culturelle ou physique de Jésus de Nazareth (bien qu'elle doive être prise au sérieux) remettrait en cause l'universalisme même du salut, sa capacité de concerner tout être humain dans l'espace et le temps. Ceci permet de comprendre pourquoi la foi chrétienne n'a jamais affirmé que le terme "fils" pour parler de la relation à l'intérieur de la Trinité renvoie à la masculinité en Dieu (ni d'ailleurs à celle de tous les chrétiens) : le concept "Fils de Dieu" met l'accent sur l'exclusivité de la relation entre Jésus de Nazareth et Dieu.
C'est dans ce cadre qu'il est recommandé aujourd'hui dans l'Église catholique d'enseigner officiellement ceci en ce qui concerne la paternité de Dieu : "… Dieu transcende la distinction humaine des sexes. Il n'est ni homme, ni femme, il est Dieu. Il transcende aussi la paternité et la maternité humaines …." (CEC 239). Et de préciser : "Jésus a révélé que Dieu est "Père" dans un sens inouï: Il ne l'est pas seulement en tant que Créateur, Il est éternellement Père en relation à son Fils unique, qui éternellement n'est Fils qu'en relation au Père …." (CEC 240 ; voir aussi CEC 2780).
Dans cette logique, utiliser le langage de la paternité pour parler du Dieu révélé en Jésus Christ n'est pas seulement une affaire de langage, mais nous invite à une conversion : appeler Dieu "Père", c'est nous engager à nous comporter en "fils" à la manière du Fils unique. Cela signifie concrètement ceci : éviter un coeur cruel et inhumain (CEC 2784), ne pas être individualiste, ni vivre dans des divisions et des oppositions (CEC 2792). D'où l'importance de purifier humblement notre cœur des "images paternelles ou maternelles, issues de notre histoire personnelle et culturelle, et qui influencent notre relation à Dieu. Dieu notre Père transcende les catégories du monde créé. Transposer sur lui, ou contre lui, nos idées en ce domaine serait fabriquer des idoles, à adorer ou à abattre. Prier le Père c'est entrer dans son mystère, tel qu'Il est, et tel que le Fils nous l'a révélé" (CEC 2779).
C) Dieu est comme une mère en relation
Dans l'Ancien Testament, cette deuxième image de type familial est surtout présente dans la Torah (où le terme "père" n'est appliqué à Dieu qu'une seule fois) et dans les prières. Il s'agit des textes où les verbes en hébreu sont au féminin au lieu d'être au masculin, présentant Dieu comme quelqu'un qui a les parties du corps féminin qui sont au service de l'épanouissement de la vie de l'enfant : un sein maternel et des entrailles maternelles (Ps 22,10-11 ; Es 46,3). Dieu est aussi comparé à une femme qui conçoit (Nb 11,11-15), qui façonne l'enfant dans son sein maternel (Es 44,2 ; Es 44,24), qui met au monde ou accouche (Jb 38,28-29 ; Ps 90,2 ; Es 45,10 ; Dt 32,18 ; Es 42,13-14 utilisant des verbes d'accouchement = enfanter, gémir, suffoquer, haleter). Dieu se comporte aussi à la manière d'une mère envers son nourrisson (Es 49,15 ; Es 66,13 ; Ps 131,2 ; Si 4,10).
Toutes ces images maternelles sont utilisées dans le cadre de la consolation d'un peuple démoralisé et découragé : le peuple de Dieu est invité à croire qu'une tendresse d'une mère envers son nourrisson existe en Dieu, ce qui constitue en soi un motif d'espérance. Comme pour la notion de la paternité de Dieu, on est en train de s'écarter ici de la notion de reproduction pour privilégier l'intervention de Dieu dans notre histoire et notre vie concrète.
Bien que l'Ancien Testament utilise pratiquement autant d'images paternelles que maternelles, il évite d'appliquer explicitement à Dieu le terme "mère", privilégiant les images du corps féminin qui évoquent le don et l'accroissement de la vie. Pourquoi ? Il semble que Dieu puisse être difficilement être appelé "mère" dans l'Ancien Testament car on y connaît déjà une mère pour le peuple de Dieu : c'est Sion, Jérusalem, à cause de l'élection et de l'alliance (2Sa 20,19 ; Ps 86 ; Jr 50,12 ; Os 10,14).
Dans le Nouveau Testament, la figure maternelle de Dieu n'est pas explicitement reprise : on parle seulement de la profonde tendresse et compassion de Dieu comme étant manifestées dans l'événement de l'Incarnation et spécialement dans la personne de Jésus-Christ. Cela est manifesté dans le fait que c'est l'émotion de Jésus face à la souffrance humaine qui motive ses miracles. Bien plus, Jésus présente, dans ses paraboles, cette attitude comme un modèle à suivre (cf. Mt 18,27 = le juge pitoyable ; Lc 10,33 = le bon samaritain ; Lc 15,20 = le père des deux fils). Utiliser des images maternelles de Dieu, c'est donc renvoyer à la tendresse miséricordieuse de Dieu telle qu'elle a été manifestée en Jésus-Christ, que nous appelés à pratiquer entre nous. C'est dans cette logique que Jean-Paul II a employé un langage anthropomorphique féminin pour Dieu dans l'encyclique sur La miséricorde divine : "rah a mim, déjà dans sa racine sémantique, dénote l'amour de la mère (rehem = le sein maternel). Du lien très profond et originaire, et même de l'unité qui lie la mère à l'enfant, naît un rapport particulier avec lui, un amour tout spécial. De cet amour, on peut dire qu'il est entièrement gratuit, qu'il n'est pas le fruit d'un mérite, et que, sous cet aspect, il constitue une nécessité intérieure : c'est une exigence du coeur. Il y a là une variante presque "féminine" de la fidélité masculine à soi-même, exprimée par la hesed. Sur cet arrière-fond psychologique, rah a mim engendre une échelle de sentiments, parmi lesquels se trouvent la bonté et la tendresse, la patience et la compréhension, c'est-à-dire la promptitude à pardonner… Cet amour, fidèle et invincible grâce à la force mystérieuse de la maternité, est exprimé dans les textes vétéro-testamentaires de diverses manières : comme salut dans les dangers, spécialement ceux qui viennent des ennemis ; mais aussi comme pardon des péchés - à l'égard des individus, et aussi de tout Israël -, et enfin, dans la promptitude à accomplir la promesse et l'espérance (eschatologiques), malgré l'infidélité humaine…"(Dives in misericordia 1612-1613).
Tout comme pour le langage de la paternité, utiliser le langage de la maternité pour parler du Dieu révélé en Jésus Christ n'est pas seulement un simple jeu de langage : nous y sommes invités à des changements de comportement car utiliser des images maternelles de Dieu est aussi un acte d'engagement. En effet, penser et confesser Dieu en un langage maternel constitue une invitation à croire que Dieu est principalement Amour, un amour plus structurant pour nos personnalités que l'amour de nos ancêtres et géniteurs, amour plus profond et plus bouleversant que celui d'une mère pour son nourrisson. Y croire de tout son cœur et de toutes ses forces c'est entrer dans la dynamique d'un amour maternel, miséricordieux pour le prochain, car les images d'entrailles, de sein maternel, d'accouchement décrivent l'investissement de Dieu dans le don, le maintien et l'accroissement de notre vie. C'est dans cette ligne que Jésus a été scandalisé de constater que les personnes qui bénéficient de la miséricorde ne deviennent pas elles-mêmes artisans de miséricorde (Mt 18,24-33). D'où aussi les appels du Nouveau Testament pour un comportement chrétien plein de compassion, de tendresse et surtout de miséricorde (Ph 2,1 ; Col 3,12 ; 1P 3,8 ; 1Jn 3,17). L'ayant bien compris, saint Paul justifiera sa profonde tendresse pour les autres par la tendresse exceptionnelle de Jésus qu'il est en train d'expérimenter (Phi 1,8).
Notons que les données bibliques nous orientent clairement vers la non absolutisation des images paternelles ou maternelles de Dieu, car elles ne sont pas à considérer comme des descriptions physiques de l'être éternel de Dieu. D'ailleurs, la plupart des passages mélangent les deux images, de telle manière qu'il est impossible d'enfermer Dieu soit dans le paternel soit dans le maternel (Jb 38,28-29 ; Dt 32,6.18 ; Is 42,13-14 ; Is 45,10).
Cet aspect "évangélisateur" de l'usage du langage sexué pour le Dieu révélé vaut aussi pour l'emploi des images féminines pour l'Église du Christ.
D) Dieu est comme un époux en relation
La troisième image de type familial qu'utilise la Bible est le mariage. L'Ancien Testament parle de l'alliance entre Dieu et Israël en termes d'épousailles (Es 61-62 ; Os 2,4-25) : Dieu est "époux" en ce sens que c'est lui qui fait le premier pas vers Israël, qui le prépare, le rend digne pour l'alliance, telle une fiancée pour son époux ; le peuple d'Israël est "épouse" en ce sens qu'il est invité à répondre à cette alliance de Dieu, y croire et à s'y engager dans la confiance. Ces épousailles sont en fait des "fiançailles éternelles"(Os 2,21), ce qui met l'accent sur la fraîcheur dans les relations.
Parler d'Israël en terme d'épouse et de Dieu en termes d'époux, ce n'est pas masculiniser Dieu ni féminiser le peuple de l'Alliance. C'est mettre en avant la notion de fidélité, d'intimité, d'écoute de Dieu et d'amour de ses commandements. La preuve en est que ce ne sont pas seulement les femmes d'Israël qui sont concernées par ces textes, mais tout membre de ce peuple, qu'il soit homme ou femme.
Dans le Nouveau Testament, la relation de type conjugal est reprise à propos du lien entre le Christ et son Église. Celle-ci est appelée jeune mariée (Jn 3,29 ; Ap 21,2 ; Ap 22,17), épouse (Ap 19,7; Ap 21,2 cf. Ap 21,9; Ap 22,17, cf. Ep 5,25-28) et par conséquent mère (Ga 4,26 cf. Ap 2,17) ; on signale que cette épouse doit être, de manière permanente, une vierge pure (2Co 11,2-4). L'Église n'est pas ainsi appelée parce que le Christ a été un être humain mâle, mais plutôt afin de mettre en avant la notion d'amour intime et très personnel entre le Christ et son peuple, telle qu'elle a été amorcée dans l'Ancien Testament. Être époux pour le Christ signifie prendre l'initiative de l'alliance et de la réconciliation, aimer en se livrant tout entier et sans réserve pour la vie et l'épanouissement des siens, être fidèle (Ep 5,2.25-28).
L'image nuptiale et sponsale de l'Église ne doit cependant pas s'arrêter à l'affirmation dogmatique de l'identité croyante, maternelle et éducatrice de l'Église du Christ, ni seulement comme argument pour exclure une partie de l'humanité à certains ministères. Des enjeux éthiques sont liés à cet usage d'un langage féminin pour l'Église :
- Une Église vierge est une celle qui n'attend son épanouissement, son honneur et sa a gloire que de son époux légitime, c'est-à-dire du Christ lui-même. Elle est celle décidée à garder fermement la simplicité et la joie évangéliques face aux valeurs non constructives de la vraie vie que proposent les mensonges séducteurs de ce monde. Elle est également celle qui se garde de violer la conscience des petits et des faibles, par la commercialisation de discours religieux arrangés au goût des différents "clients du religieux". On parlera d'une Église qui a perdu sa virginité en devenant une prostituée (cf. Ap 17,1-6) lorsqu'elle cherchera à séduire, en présentant au monde des doctrines où la beauté de la vérité divine est camouflée derrière le maquillage des interprétations de la Bible ou de la doctrine chrétienne arrangés au goût des grands de ce monde. La séduction étant ici une forme de violence pour anéantir la force de questionnement et la liberté de refus de l'autre.
- Une Église jeune mariée - épouse est un milieu où les relations ne sont pas figées une fois pour toutes dans des modèles séculaires qu'on aurait qu'à reproduire partout et en toutes circonstances. Elle est cette matrice où se vit un cheminement, un apprentissage continuel de la fraîcheur dans les relations interpersonnelles ; l'accueil de l'altérité l'autre y constitue une dimension fondamentale et les différences conduisent à une fécondité réelle. La priorité de la personne humaine créée à l'image de Dieu et sauvée en Jésus-Christ sur les structures ecclésiales, si parfaites soient-elles, constitue la caractéristique principale d'une Église à la fois jeune mariée et épouse du Christ bien rodée dans la gestion de l'Église Famille de Dieu. L'Église jeune mariée - épouse peut devenir une adultère lorsqu'elle se laisse habiter par le mensonge envers elle-même et envers le monde, en plaçant les personnes au service des structures et non l'inverse. Elle est aussi adultère lorsqu'elle recourt à la consolation facile des amants de passage que sont les foules superficiellement enthousiastes ou encore les grands de ce monde, lorsqu'elle devient une séductrice des consciences humaines en vue de ses propres intérêts ou par peur de perdre des privilèges. Elle est encore adultère lorsqu'elle néglige la mission ad intra en la transformant en une espèce de routine, sans dynamisme nouveau. L'Église épouse du Christ et appelée par son Seigneur à être toujours vierge, est celle qui organise ses structures de manière à ne pas abandonner l'humble place et le témoignage de la vérité qu'avait choisis le Christ, c'est refuser de se laisser travailler du dedans par le "levain des pharisiens et d'Hérode" (Mc 8,15 ; cf. Lc 12,1).
- L'Église mère est celle qui s'organise comme un espace où la vie de chaque personne est protégée et s'épanouit, dans le cadre d'un relationnel qui donne priorité à la promotion de l'autre. Une Église mère toujours vierge est celle qui n'hésite pas à protester contre les forces de mort ou à pointer du doigt le mal, non seulement en discours et pour les autres, mais aussi en organisant ses propres institutions (au niveau des relations interpersonnelles et interconfessionnelles). Se mettre au service de l'humanité défigurée, de la justice, de la paix et de la création en danger sont pour elle une réalité quotidienne. L'Église mère devient stérile lorsque son espace est inhospitalier en étant peuplé de craintes, de rejets, de peur de ce qui est différent, de déni de la dignité de l'autre, de l'hypocrisie, avec des relations qui écrasent autrui au lieu de l'épanouir. Sa maternité est en cause lorsqu'elle se ment à elle-même avec des doctrines destinées à conforter le pouvoir ou l'avoir. Elle devient une mère irresponsable lorsqu'elle produit des chrétiennes et chrétiens qui finissent par traîner dans la rue du marché religieux par manque d'encadrement adéquat.
Appeler le Christ "époux", c'est donc rester éveillé(e) dans la foi en se rappelant que l'Église peut basculer dans la prostitution, l'adultère et la stérilité spirituelles.
Conclusion
La Révélation nous apprend que l'usage d'un langage sexué sur le Dieu asexué n'est pas un simple jeu de langage, mais est un véritable lieu d'évangélisation de nos conceptions spontanées sur Dieu, sur nous-mêmes et donc sur la gestion des différences. Il comporte des véritables enjeux existentiels, que cette brève réflexion a voulu rappeler, afin d'éclairer le service que le christianisme peut rendre à notre monde actuel déchiré par une gestion malsaine des différences.
Le christianisme doit rendre service à notre monde envahi par la violence et la loi du plus riche en lui dotant de paradigmes permettant aux hommes et aux femmes de se construire eux-mêmes une identité du relationnel selon le plan de Dieu et qui aident le monde actuel à se relever effectivement. Toute anthropologie, tout langage ainsi que des interprétations des textes bibliques favorisant des relations déshumanisantes, la violence, la médiocrité, l'attentisme, l'injustice, etc., ne peuvent être proposées à l'Afrique et au reste du monde au nom de Dieu. L'anthropologie chrétienne qui serait mobilisatrice des énergies des individus et des communautés chrétiennes pour construire un monde meilleur est celle où la gestion des différences dans la société et dans le christianisme est théorisée et vécue comme enrichissante, où les identités sexuelles, ethniques, sociales, ou encore au niveau de l'avoir et du savoir, sont conçues comme l'obligatoire lieu d'une fécondité constructive pour le devenir de l'humanité.