Conférence à Yaoundé en 2008 : Contribution pour le futur synode africain sur « paix, justice et réconciliation
La violence subie et exercée par la femme en Afrique ne constitue qu'un aspect de la cruauté qui touche les relations entre les humains en général. En effet, la violence est une réalité qui n'épargne aucune race, aucun peuple, aucune classe sociale, aucun sexe, aucune époque, aucune génération, aucun tempérament. C'est pour cela que l'analyse de la multiforme violence relative à la femme ne concerne pas que les femmes seules: elle pose en réalité des questions fondamentales concernant l'être humain vivant en société comme tel. S'arrêter, dans une réflexion théologique, sur les violences relatives à la femme ne relève alors ni du dolorisme ni du féminisme revendicatif. Toute violence sur un être humain touche la "seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même" (GS 24), celle qui a été créée à son image et sa ressemblance. Lorsque la source de cette violence est humaine, nous dit Gaudium et Spes, elle corrompt la civilisation, déshonore ceux qui s'y livrent plus encore que ceux qui la subissent et insulte gravement l'honneur du Créateur (cf. GS 27). C'est pour cette raison que le christianisme se doit de produire une parole théologique spécifique illuminée par la Révélation, afin d'apporter un éclairage interpellateur aux consciences individuelles et collectives. Qu'on prenne comme point de départ la situation de la femme ou celle de l'homme, de l'adulte ou celle de l'enfant, des justes ou celle des criminels, la perspective reste la même : il s'agit de se demander comment une configuration de la violence subie ou exercée par une catégorie de notre humanité met en valeur les principaux enjeux de la relation de l'être humain à lui-même, à son semblable, à son créateur et sauveur.
Nous allons donc analyser la configuration de la violence subie et exercée par la femme en contexte africain, avec cette question fondamentale : que nous apprend-elle sur les principaux défis et responsabilités des communautés chrétiennes dans cette Afrique marquée par une violence multiforme et qui aspire, au plus profond d'elle-même, à la justice et à la réconciliation durables?
Notre réflexion se situera autour de deux axes répartis en trois points. Nous commencerons par décrire les faits concernant les violences relatives à la femme, en tant que "miroir" de la violence humaine en tant que telle. Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur les problématiques théologiques que cette réalité sociologique fait surgir. Il s'agit premièrement de l'activité évangélisatrice de l'Église : quelle est sa mission dans un monde qui a banalisé la violence ? Deuxièmement, on ne peut aborder le thème de la violence en Afrique sans se pencher sur le prophétisme des communautés chrétiennes dans un contexte où la violence est tellement banalisée que les problématiques de pardon et de réconciliation doivent être réexaminées à nouveaux frais;
I. Femmes, victimes, auteurs et complices de la violence en Afrique
On parle d'acte de violence humaine lorsqu'une personne use d'une force brutale ou de l'intimidation, afin de faire souffrir le prochain ou de le contraindre à agir contre sa volonté. Cette violence est physique lorsque l'acte matériel porte directement sur le corps de l'autre; elle est morale lorsqu'elle atteint le psychisme de l'individu. Les violences relatives à la femme africaine touchent plusieurs domaines, et ont comme auteurs aussi bien des hommes que des femmes. Car le fait d'être violent n'est pas lié au sexe, mais provient plutôt de la cruauté qui affecte le cœur humain en tant que tel.
La situation actuelle de l'Afrique nous impose de distinguer les violences en temps de paix et celles en temps de guerre, hostilité ou insécurité.
I.1 Violences en temps de paix
Les cruautés subies par des femmes africaines dans la vie quotidienne en temps de paix sont à la fois physiques, psychologiques et institutionnelles. Les violences physiques les plus courantes sont les coups et blessures, en milieux familial, scolaire ou estudiantin, ainsi que dans la vie conjugale. Les violences psychologiques sont les humiliations publiques ainsi que la torture morale que vivent des nombreuses femmes africaines par le fait d'être humiliées par leurs maris ou même leurs fiancés en public. Les lois traditionnelles qui normalisent l'esclavage des jeunes filles, la maltraitance des veuves dans les rites de deuil, la chosification des jeunes filles domestiques dans les familles riches, etc., constituent des violences institutionnelles.
Mais les femmes africaines ne font pas que subir la violence: elles en exercent aussi, spécialement en milieux familial et professionnel. Il y a d'abord les violences physiques des femmes sur d'autres femmes, dans cette Afrique où beaucoup de grands-mères et mères, ou même des amies pratiquent l'excision, l'incision ou l' infibulation du clitoris sur des jeunes adolescentes, avec une violence parfois impitoyable . Pour beaucoup d'accoucheuses africaines, la salle d'accouchement est devenue un véritable lieu de défoulement à travers d'inutiles coups volontaires sur les femmes en travail, juste pour manifester leur pouvoir. N'oublions pas des milliers de belles-sœurs qui sont des véritables tortionnaires pour les veuves et les orphelins, etc. Les violences psychologiques exercées par les femmes africaines concernent surtout les harcèlements, intimidations, pressions négatives et injures exercées par les belles-sœurs, belles-mères ou les femmes rivales, au nom de la jalousie intra-féminine. Les violences institutionnelles des femmes africaines sur d'autres femmes concernent surtout la volonté délibérée de perpétuer des coutumes ancestrales qui font violence au corps de la femme, à travers l'éducation et la pression sociale sur des jeunes filles non soumises. Des femmes africaines sont aussi violentes sur leur progéniture (masculine ou féminine), à travers l'avortement, le fait d'abandonner les enfants, de les maltraiter, de les forcer à des actes immoraux pour l'enrichissement de la famille (vol, prostitution, etc.).
N'oublions pas les violences des femmes sur les hommes: à part les coups et blessures physiques des mères sur leurs fils ou encore des épouses sur leurs maris, il faut ajouter le viol conjugal exercé par l'épouse, les violences psychologiques exercées par les femmes à travers des techniques malhonnêtes de séduction féminine, les harcèlements de toutes sortes, déguisés derrière des techniques sophistiquées de "séduction féminine", aussi bien en milieu conjugal que professionnel, ou même ecclésial..
Enfin, des femmes africaines sont complices de la violence qui caractérise leurs cultures ou leur environnement, même si elles ne l'exerce pas directement, lorsqu'elles cautionnent les violences institutionnelles, en les justifiant comme quelque chose de "normal" pour les coutumes africaines, pour les temps de crise, parfois même en se servant des versets bibliques pour justifier l'injustifiable.
I.2 Violences sexuelles sur les femmes comme "stratégie" en temps d'hostilités ou de guerre
Les différentes guerres et hostilités qu'a connues le continent africain ont été marquées par des statistiques effrayants en ce qui concerne les violences sexuelles sur la femme. Et cela ne se passe pas seulement en Afrique: l'Europe des guerres mondiales, des troubles en Bosnie-Herzégovine et autres a connu des phénomènes semblables. En droit international, on parle de "violence sexuelle" (physique, psychologique ou institutionnelle), pour les faits suivants: viol, harcèlement sexuel, attentat à la pudeur, proxénétisme, mariage forcé, esclavage sexuel et manipulations génitales violentes visant à rendre les femmes plus "performantes" dans les relations sexuelles.
Il est vrai que les violences sur le corps de la femme existent aussi en période de paix: le viol incestueux et non incestueux (généralement précédé par un attentat à la pudeur) est courant dans les familles, villages et villes africaines, sans oublier les milieux scolaires et estudiantins. Le harcèlement sexuel est parmi l'un des fléaux qui affectent les milieux professionnels et estudiantins, tandis que l'esclavage sexuel est connu dans les milieux du banditisme africain et, en période de famine, certains parents africains sont proxénètes de leurs propres filles, pour nourrir toute la famille. Enfin, les manipulations violentes et violentantes sur l'appareil génital des adolescentes sont encore monnaie courante dans certaines ethnies africaines.
Malheureusement, cette situation devient dramatique et extrêmement grave en temps de guerre, à cause de son aspect massif et systématique. En effet, le taux de violence sur la femme y est plus élevé car les belligérants en font soit un butin de guerre, soit une arme de guerre pour démoraliser l'ennemi, soit un fétiche de guerre. Oui, nous avons honte de constater que "l'Afrique des guerres" a connu des milliers de femmes prises comme cibles des violences sexuelles:
- On a mis leurs corps et personnes au même niveau que les choses matérielles sur place: la femme est "volée" et "consommée", à travers le viol, comme butin au même titre que les chaises, les tables, et autres biens matériels trouvées sur place par les guerriers.
- On les a aussi violées, non pas pour assouvir des instincts sexuels mais plutôt dans le but avoué et affiché d'humilier l'adversaire, de briser son moral et de casser la résistance d'une société toute entière. Des femmes mariées sont violées publiquement, afin de punir leurs maris soupçonnés de collaborer avec les ennemis. Des membres d'une même famille ont été forcés à l'inceste, en public, afin de déstructurer les familles et vider les villages, car après de tels actes odieux, les gens ne peuvent plus se regarder ni vivre ensemble. Des femmes ont été violées en masse avec l'objectif avoué de contaminer une région avec les MST. Elles ont été violées avec le but avoué de les engrosser systématiquement, pour peupler une contrée d'enfants issus de la race de l'agresseur. Des centaines d'enfants ont été forcés de violer leurs mères ou sœurs comme "rite d'initiation" à la vie d'enfant-soldat, afin de les déstabiliser psychologiquement pour mieux les manipuler. Et ici l'imagination humaine pour inventer des cruautés au niveau de l'appareil génital de la femme (aussi bien interne qu'externe), s'est montrée odieuse;
- On les a enfin violées parce que des croyances fétichistes ont transformé le corps de la femme en un lieu où les belligérants pratiques des profanations rituelles pour rendre leurs fétiches plus puissants. On espère "aspirer" de l'énergie vitale de la femme pour se rendre invisible ou invincibles. Ici, le viol est systématiquement complété par des profanations, comme le fait d'éventrer les femmes enceintes, de fixer son arme dans le vagin de la femme comme "signature" de son forfait de viol, de mutiler les seins après le viol, etc. Tout ceci, comme exécution d'une "prescription" de féticheurs, afin de devenir plus puissants pour vaincre les adversaires.
Comme le soulignait la Ministre des Droits Humains en RDC en 2005, "ce qui est encore plus douloureux, c'est l'idée que c'est à dessein que ce mal a été infligé. En effet, ces violences ont souvent été utilisées comme armes de guerre afin de davantage humilier l'adversaire et le contraindre à la soumission. A travers cette femme, c'est toute la société congolaise en passant par le foyer, la famille et la communauté, qui a été souillée. La dignité humaine a été ainsi bafouée et les droits humains foulés au pied en République Démocratique du Congo". Ce qui est dit de la RDC ici vaut pour tous les pays africains où il ya eu et continue encore à avoir des affrontements armés.
Et les guerres et hostilités ne sont pas finies sur notre continent. Et ces crimes abominables qui laissent des traces indélébiles et ruinent la vie des familles continuent à se perpétrer sur le sol de nos ancêtre.
La question des violences relatives à la femme, spécialement celles subies, nous replonge au cœur de l'anthropologie, de la morale et de la pastorale chrétiennes. C'est dans cette dynamique que le pape Jean-Paul II avait déclaré que travailler à la défense de la dignité de la femme comme personne humaine ayant des droits inviolables, c'est un point de départ pour une action plus large touchant la promotion de toutes les autres catégories de personnes dont la dignité humaine est bafouée. L'Église, disait-il, doit s'engager "dans une action pastorale spécifique plus vigoureuse et plus incisive afin que, à partir de la promotion féminine, soient définitivement éliminées tout ce qui empêche l'estime de l'image de Dieu qui resplendit en tout être humain sans aucune exception" (Familiaris Consortio 24)
II. La mission de l'Église dans un monde qui a banalisé la violence
Quelles sont les causes de toutes ces violences subies ou exercées par les femmes africaines, aussi bien en temps de guerre qu'en temps de paix? Il s'agit principalement de l'oubli ou du déni de la dignité de l'être humain, qui se sont incrustés dans des habitudes individuelles et collectives, généralement transformées en structures de péché. En effet, oublier ou refuser d'admettre que l'autre a la même dignité humaine que soi, pousse des individus à afficher des comportements allant dans le sens du non-respect de l'intégrité physique d'autrui et son humiliation. Cela peut même conduire toute une société à mettre sur pied des lois ou structures allant dans le sens d'une violence physique ou institutionnelle légalement légitimée. Des actes graves de déni de la dignité humaine et d'atteinte à l'intégrité physique ou psychique du prochain peuvent être transformées par une société en des situations jugées "normales", avec des justifications de type : "tout le monde le fait", "c'est la faiblesse humaine", "c'est comme ça dans notre culture", "nos ancêtres ont toujours fait ça", "c'est normal en période de guerre", "c'est inévitable lorsqu'il y a la misère ou la crise économique", etc.
L'Afrique des violences relatives aux femmes, institutionnalisées à petite ou à grande échelle, nous fait spécialement pointer du doigt les structures de péché enracinées dans le déni de la dignité humaine et inhérentes à toutes les cultures. C'est à cette réalité que renvoyait le pape Jean Paul II lorsqu'il disait: "les idéologies les plus diverses servent à justifier et à masquer les crimes les plus atroces perpétrés contre la personne" (Evangelium Vitae 8).
L'Église en état de mission dans cette Afrique est appelée à affiner la présentation de la doctrine de l'Église relative à la dignité humaine et à exploiter à fond le pouvoir évangélisateur de la Parole de Dieu.
II.1 Faire découvrir la dignité inviolable de toute personne humaine comme tâche essentielle du service de l'Église à la famille humaine
La foi chrétienne confesse la dignité inaliénable de la personne humaine, car l'être humain est la créature qui a été délibérément placée par Dieu au sommet de son action créatrice. En effet, Dieu l'a créée à son image et sa ressemblance (cf. Gn 1,26-27 ; Ps 8,6 ; Si 17,3), ordonnant tout à l'être humain et lui soumettant toutes les autres créatures (cf. Gn 1, 28; Gn 2,15). Cette haute considération de l'être humain est renforcée dans l'Incarnation et la Rédemption, car en Christ, chaque être humain a acquis la dignité de la grâce de l'adoption divine (cf. Redemptor Hominis 11 ; cf. Christifideles Laici 37). Cette reconnaissance effective de la dignité personnelle de tout être humain a comme implication directe la conviction chrétienne de l'exigence du respect de chacun et l'inviolabilité de sa personne, parce qu'elle est le reflet de l'absolue inviolabilité de Dieu Lui-même. D'où l'exigence de la défense et de la promotion des droits naturels, universels et inviolables de la personne humaine, tels que le droit à la santé, au logement, au travail, à la famille, à la culture. Personne, ni l'individu, ni le groupe, ni une autorité, ni l'État, ne peut les modifier, encore moins les supprimer, parce que ces droits procèdent de Dieu Lui-même (cf. Gaudium et Spes 29 ; Christifideles Laici 37-38). C'est pour cette raison que "découvrir et faire découvrir la dignité inviolable de toute personne humaine constitue une tâche essentielle et même, en un certain sens, la tâche centrale et unifiant du service que l'Église, et en elle les fidèles laïcs, est appelée à rendre à la famille des hommes" (Christifideles Laici 37).
Les communautés chrétiennes d'Afrique oseront-elles, dans cette Afrique et ce monde où la violence entre humains est banalisée, faire l'option préférentielle pour le rappel et la défense de l'inaliénabilité de la personne humaine, homme ou femme? Oseront-elles renouveler les textes catéchétiques pour y inclure une catéchèse claire et engageante sur l'anthropologique chrétienne, une catéchèse impliquant la dénonciation des structures de péchés inhérentes à l'anthropologie traditionnelle et l'actuelle société mondialisée? La théologie de l'inculturation, de la libération ou de la reconstruction en contexte africain marqué par la violence, n'est-elle pas aussi un impératif de créativité pour une manière renouvelée de présenter l'Évangile du Christ comme un ferment libérant nos cultures de toutes les idéologies qui entraînent l'Afrique vers la mort ou l'empêche de se reconstruire sur les bases solides de l'inaliénable dignité de l'autre?
II.2 Évangéliser urgemment les Africains et tous les autres peuples sur le point précis du regard sur le prochain
En temps de paix, les violences institutionnelles décrites ci-haut montrent que la discrimination sexuelle est une invention de la méchanceté humaine, parmi beaucoup d'autres. En effet, il n'y a pas que la femme qui peut souffrir institutionnellement du fait de son état physique d'être féminin: il existe aussi les discriminations tribale, ethnique et raciale, ou encore celle des pauvres, à cause de leur niveau social.
Cependant, les violences en temps d'hostilités, de guerre ou même d'insécurité concernent quelques chose qui touche majoritairement, voire spécifiquement la femme, au moins sur certains aspects. En effet, lorsqu'il y a la paix, hommes et femmes subissent les mêmes violences de la part du prochain: coups et blessure, incestes, viols, etc. mais en temps d'hostilités ou de guerre (ou même en milieu carcéral), le corps et le sexe de la femme deviennent un lieu où la violence s'exerce délibérément comme soit "butin" du vainqueur ou du plus fort, soit comme "arme de guerre", soit comme "ingrédient" des fétiches de guerre. C'est pour cela que ce sont la fille et la femme qui paient le tribut le plus lourd en temps de guerre, car la violence physique et psychologique qui les concernent prennent les visages des viols dans les camps des réfugiés ou déplacés, de l'esclavage sexuel, des abus d'autorité allant jusqu'à exiger à la femme de livrer son corps en échange d'un morceau de pain ou d'un seau d'eau, des viols manipulatoires des parties génitales la femme comme "ingrédient" de fétiches, etc. Notons que, en temps d'insécurité, notamment lorsque des bandits attaquent des paisibles citoyens, le sexe de la femme est aussi un "butin" pour les voleurs et les pillards.
Cette réalité dramatique subie par la femme, par le simple fait d'avoir un sexe féminin, nous plonge au cœur du drame de la convoitise humaine, une convoitise qui prend un caractère sexiste. La convoitise humaine concerne généralement les choses et ici, le corps de la femme, particulièrement son sexe est, consciemment ou inconsciemment, rangé parmi les choses. La femme est ainsi réduite à un objet de parmi d'autres.
Pour la foi chrétienne, la reconnaissance effective de la dignité personnelle de toute personne humaine et l'égalité foncière de toutes les créatures humaines du fait de la création et de la Rédemption impliquent de proclamer que toute être humain, sans exception, constitue une valeur en lui-même et pour lui-même. Il doit donc être considéré et traité comme tel et jamais comme un objet, un instrument ou chose dont on se sert. Ce respect qui lui est dû exige le dépassement et le bannissement de toutes formes les discriminations, qu'elles soient sociales ou culturelles, fondées sur le sexe, la race, la couleur de la peau, la condition sociale, la langue ou la religion. Tout cela est contraire au dessein de Dieu et doit être dépassé (cf. Gaudium et Spes 29 ; Christifideles Laici 37-38). C'est dans ce sens que Ga 3,28 affirme: "il n'y a ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus". C'est dire que, dans le Christ, la rivalité, l'inimitié, la violence, qui défiguraient les relations basées sur des discriminations de toutes sortes sont surmontables et doivent l'être.
Le Christ l'a bien fait remarquer: c'est "du cœur des hommes que sortent les intentions mauvaises, inconduite, vols, meurtres, adultères, cupidité, perversités, ruse, débauche, envie, injures, vanité, déraison" (Mt 7,21-22). Et le fond du cœur humain peut en arriver à considérer le prochain, non pas comme une personne ayant la même dignité et le droit au même respect que soi, mais plutôt comme une chose à manipuler à sa guise. Ce regard chosifiant produit des atteintes graves à l'intégrité physique et morale d'autrui dans le domaine de la sexualité. Les violences à caractère sexiste subies par la femme nous rappellent l'impératif et l'urgence d'évangéliser les Africains et tous les autres peuples, sur le point précis du regard sur le prochain, afin que toute personne, homme ou femme, ne soit pas rabaissée au niveau des créatures non humaines ou des choses.
Le sixième commandement du décalogue (Ex 20,14 ; Dt 5,17), qui invite à ne pas commettre d'adultère, est en fait relatif à la qualité du regard posé sur le prochain, comme le Christ le précise lui-même : "Vous avez entendu qu'il a été dit: 'Tu ne commettras pas d'adultère'. Eh bien! Moi je vous dis: Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l'adultère avec elle" (Mt 5,27-28). Ce commandement s'applique aussi aux situations de viol et d'inceste qui, en plus de graves dommages physiques et psycho-sociaux sur la victime, défigurent aussi l'humanité de l'agresseur, en le faisant régresser vers l'animalité (cf. CEC 2356 + 2388). Le sixième commandement nous dit ceci: "pour affirmer ton humanité, qui a une dignité égale à tous les autres humains, tu choisiras de ne pas chosifier, dans ton cœur et dans tes actes, tout homme et toute femme que tu rencontreras dans ta vie ; tu aimeras respecter et protéger son intimité".
Le neuvième commandement du décalogue (Ex 20,17) revient sur la même problématique, mais en montrant que la pointe du sixième commandement est finalement la convoitise de l'autre et le non-respect de la frontière entre ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas, eu égard au respect radical de l'autre. Il s'agit finalement d'acquérir la pudeur, qui est le reflet d'un cœur rempli de la charité, une charité qui fait l'option de dominer le "péché tapi à la porte" (Gn 4,7) de son cœur plutôt que de réduire son frère ou à sa sœur à un objet sexuel (ou autre). Le respect de l'intimité d'autrui et de sa dignité inaliénable conditionne le regard et les gestes à son égard (cf. CEC 2521). En définitive, ce neuvième commandement semble nous dire: "tu choisiras de ne pas chosifier ni convoiter le corps de la personne que le pouvoir physique, économique, militaire ou psychique met à ma portée"; "tu ne convoiteras pas la grâce de la femme, la virilité de l'homme, la fraicheur et la fragilité de l'enfant, au point de chercher à acquérir leurs corps par la violence physique, psychologique ou institutionnelle". Cela parce que "l'amour ne fait aucun tort au prochain; l'amour est donc le plein accomplissement de la loi" (Rm 13,10).
Notons que les violences subies ou exercées par la femme africaine ne proviennent pas seulement du déni de la dignité de l'autre : il y a aussi l'esclavage mental vis-à-vis de certaines croyances magiques ou fétichistes, ainsi que la croyance en la sorcellerie. En effet, fortement imbus de certaines croyances et pratiques fétichistes, des hommes atteints de VIH/Sida violent des petites filles avec l'espoir de s'accaparer de leur force vitale, présentée par leurs féticheurs comme "médicament efficace". En période de guerre, des combattants violent spécialement des petites-filles et des vieilles femmes avec la conviction que cet acte odieux leur rendra invisibles et invincibles faces aux ennemis. Il y en a même qui prélèvent les organes génitaux des femmes vivantes, pour en faire leurs fétiches pour la guerre. Dans le monde politique et financier africains, beaucoup d'hommes offrent leurs filles comme sacrifices humains par le meurtre ou l'inceste rituel, afin d'accéder au pouvoir ou pour l'accroître, parfois avec la complicité de leurs épouses, également assoiffées d'argent. N'oublions pas qu'il y a, ici et là, des Africains qui pratiquent encore annuellement aux ancêtres ou aux esprits invisibles le meurtre des jeunes filles vierges comme offrandes sacrificielles pour la paix et la prospérité des villages.
II.3 Maximaliser la puissance interpellatrice des récits bibliques sur la violence humaine, à la manière du prophète Nathan
Il est vrai que la Bible, qui est rempli de récits de violence, montre parfois Dieu en train d'exercer lui-même la violence, notamment dans le déluge et à travers les guerres d'Israël. La tentation est alors d'inventer, consciemment ou inconsciemment, que Dieu nous aurait dit: "Soyez violents car moi je sui violent". On se met alors à faire une lecture instrumentale des récits et versets bibliques pour justifier ses propres actes de violence ou, éventuellement, ceux de sa société. Or, par rapport au point de vue de Dieu sur la violence, la Parole de Dieu est claire: déjà dans l'Ancien Testament, Dieu reprouve les personnes violentes: "Le SEIGNEUR apprécie le juste; Il déteste le méchant et l'ami de la violence" (Ps 11,5); "J'interviendrai, en ce jour-là, contre tous ceux qui …qui remplissent la maison de leur seigneur du produit de la violence et de la fourberie." (So 1,9). Et Il demande carrément aux croyants d'éviter d'être violent: "Ainsi parle le Seigneur DIEU: C'en est trop, princes d'Israël ! Rejetez la violence et la rapine; pratiquez le droit et la justice; cessez vos exactions contre mon peuple - oracle du Seigneur DIEU!" (Ez 45,9); "Ne fais rien dans un mouvement de violence." (Si 10,6).
Dans cette Afrique remplie de violence, mais aussi ferveur religieuse au niveau de toutes confessions chrétiennes, il est bon de relire la Bible pour entendre Dieu Lui-même nous dire ce qu'Il pense des violences faites à sa créature. En effet, La violence humaine est fortement décrite dans les récits bibliques. Mais ce n'est pas pour la justifier ni la banaliser en disant, par exemple, que ce serait tout simplement "humain". Comme le souligne André Kabasele, les récits bibliques relatant la violence humaine sont comme un miroir qui "reflète nos propres violences, en démasque les ressorts secrets, révèle l'enracinement des violences personnelles et collectives dans l'obscurité des désirs et des émotions profondes comme la convoitise, la peur, la colère, le désir de vengeance, etc. L'exhibition de la violence a donc pour fonction essentielle de la dénoncer et de promouvoir la justice comme seule issue vraiment humaine. Car les narrateurs bibliques interrogent la complexité et les abîmes de la condition humaine".
En ce qui concerne les violences relatives à la femme (ce "miroir" des profondeurs de la violence humaine), les récits bibliques nous exhibent sans ambages les principaux contours de la créativité de la méchanceté sur le prochain, ainsi que leurs conséquences néfastes. Dans nos Églises d'Afrique, on n'a pas encore suffisamment exploité la puissance interpellatrice de ces récits, dans la dynamique de la démarche du prophète Nathan auprès dur roi David, le convoiteur de la femme violentant jusqu'à son mari innocent. En effet, le roi David avait usé de son autorité pour arracher la femme d'Urie et cette violence institutionnelle lui semblait "normale" et "légale" pour une personne en position d'autorité. Mais, pour Dieu, c'était une faute grave car on touche la dignité de la créature qui est à son image et sa ressemblance. Pour aider David à le découvrir, Dieu utilisa la pédagogie suivante : lui envoyer le prophète Nathan, qui lui raconta l'histoire d'un homme riche dépouillant un pauvre. David fut scandalisé par ce comportement (2S 12,1-6) et Nathan lui dit: "Cet homme, c'est toi !" (2S 12,7ss).
L'Église cheminant avec le peuple dans cette Afrique encore fortement marquée par l'oralité traditionnelle, et entraînée dans les nouvelles formes d'oralité de l'ère des nouvelles techniques de communication, osera-t-elle raconter les récits bibliques relatant la violence humaine, avec comme objectif la conversion de l'Afrique violente?
Jusqu'à présent on s'est servi des textes bibliques pour consoler les veuves en leur faisant prendre conscience que Dieu est le "père des orphelins et des veuves", celui qui leur rend justice" (Ps 68,6; Dt 10,18; Ps 146,9; Pr 15,25; Sir 35,17; Jr 49,11). Une catéchèse de l'oralité bien pensée ces textes bibliques stridents dans la dénonciation de la méchanceté ou injustice envers les veuves (Is 10,1-2; Ez 22,7; Ps 94,6; Mc 12,40; Job 24,3.21; Sg 2,10; Si 35,17; Lt-Jr 1,37; Lc 20,47; Ac 6,1) ne touchera-t-elle pas aussi ces innombrables belles-sœurs et belles-mères tortionnaires des veuves en Afrique, au nom des coutumes? Les nombreux membres de nos communautés chrétiennes plus imbus des coutumes ancestrales que de l'Évangile n'ont-ils pas besoin d'une catéchèse renouvelée exploitant Dt 14,29; Dt 24,17.19-21; Dt 26,12-13; Dt 27,19; Is 1,17; Jr 7,6; Jr 22,3; Za 7,10; 1Tm 5,3; 1Tm 5,16; Jc 1,27, etc. pour prendre conscience de l'impératif d'organiser une "diaconie protectrice" des veuves et des orphelins?
Bien raconté, à la manière du prophète Nathan, le récit de l'enlèvement de Dina par Sichem (Gn 34,2) ou de Sara par Abimélek (Gn 20,2), avec toutes les conséquences néfastes sur les victimes innocentes, laissera-t-il insensible les hommes de bonne volonté qui, entraînés dans la banalisation de la violence dans leur société, enlèvent des filles ou des femmes juste pour leur plaisir sexuel ou pour en faire des esclaves? En leur faisant correctement contempler, dans le récit biblique, la manière dont Dieu a repris Abimélek qui a enlevé une femme mariée (Gn 20,1-18), dont il a puni le pharaon pour avoir convoité la femme d'autrui (Gn 12,14-20) et David pour avoir convoité la femme d'Urie et commis l'adultère avec elle (2S 12,1-14 cf. 2S 11,1-27), oseront-ils encore croire que Dieu est de leur côté ?
Bien préparé pour un partage divine, le récit où Dieu oblige Loth à protéger ses propres filles contre la violence humaine (Gn 19,15-16) ou de l'homme de Guivéa qui se mit en tête de proposer sa propre fille vierge à une bande de violeurs, afin que ses hôtes ne soient pas touchés (Jg 19,22-24), passera-t-il sans toucher au moins quelques uns de ces innombrables parents ou tuteurs qui forcent leurs filles à accepter d'être données comme "cadeau de lit" aux visiteurs, resteront-ils sans être touchés ? Si on met ces textes en lien avec Lv 19,29 et Lv 21,9, ne découvriront-ils pas que leur attitude estimée si "normale" n'est pas avalisée par la Parole de Dieu? Comment oseront-ils encore se servir des passages de saint Paul aux Éphésiens pour exiger la soumission aveugle de la femme et des filles pour de tels actes d'immoralité et de manque d'amour pour elles? Qui osera encore se servir des récits de Gn 12,11-16; Gn 20,1-2 et de Gn 26,6-7 pour exalter la "soumission" de Saraï et de Rebecca, poussées à l'adultère juste pour les intérêts de leurs maris, comme modèle à suivre par la femme chrétienne?
Parmi les horreurs de guerre connues sur le continent africain, on trouve régulièrement l'acte d'éventrer des femmes enceintes ou la destruction systématique de l'appareil génital féminin, pour s'assurer que la pérennité d'un peuple est mise en péril. 2R 8,12, 2R 15,16 et Am 1,13 ne le dénoncent-ils pas ? Nos aumôneries militaires en Afrique ont-elles donné aux soldats chrétiens et autres, par une catéchèse enracinée dans la Parole de Dieu, d'entendre très clairement Dieu lui dire, à eux, personnellement: "Ainsi parle le SEIGNEUR: À cause des trois et à cause des quatre rébellions des fils d'Ammon, je ne révoquerai pas mon arrêt: parce qu'ils ont éventré les femmes enceintes du Galaad, afin de pouvoir élargir leur territoire" (Am 1,13)?
Comment un militaire chrétien osera-t-il encore justifier les ignobles atrocités sur les civils et les femmes en temps de guerre, après avoir reçu cette bonne nouvelle de saint Luc lui: "Des militaires lui demandaient: «Et nous, que nous faut-il faire?» Il leur dit: «Ne faites ni violence ni tort à personne, et contentez-vous de votre solde." (Lc 3,14), ou encore l'Ancien Testament l'encourager à ne pas "de visées sur la femme de ton prochain" (Dt 5,21 cf. Ex 20,17 ; Si 25,21; Si 41,21; Mt 5,28)?
Tous ces parents et proches qui, en cas de viol, mettent en pratique les traditions africaines qui font de la femme violée, non une victime mais une criminelle ayant "souillée" la réputation de sa famille, continueront-ils à penser ainsi lorsqu'ils auront eu la chance d'avoir une bonne catéchèse sur cette parole divine : "Si c'est dans les champs que l'homme rencontre la jeune fiancée, la saisit et couche avec elle, l'homme qui a couché avec elle sera le seul à mourir; la jeune fille, tu ne lui feras rien, elle n'a pas commis de péché qui mérite la mort" (Dt 22,25-26) ?
Les nombreuses victimes silencieuses des incestes soigneusement camouflés dans nos familles africaines et justifiées par des slogans du genre : "c'est ton père qui doit t'initier à la sexualité", "dans toutes les familles, c'est comme-ça", "si tu refuses, tu n'auras pas à manger", etc., ne se reconnaîtront-elles pas dans la souffrance atroce ressentie par Thamar, violée par son propre frère (2S 13,1-22) ? N'auront-elles pas la force de dénoncer les faits, lorsqu'elles entendront l'Église du Christ proclamer l'interdit de l'inceste (Lv 18,9; Lv 18,11.14.16-17; Lv 20,17.21; Dt 23,1; Dt 27,20-23; Lv 18,8; Lv 20,11) ? Comment le récit du harcèlement sexuel de Suzanne par les deux Anciens d'Israël (Dng 13,1-27) passera-t-il sans actualisation dans les familles et couvents de nos Églises locales où des ministres ordonnés abusent de leur autorité pour harceler et même violer des filles, femmes mariées et des religieuses? En entendant régulièrement l'Église les aider à intérioriser Dng 13,42-64, où Dieu suscite le prophète Daniel face au cri d'innocence de Suzanne, comment n'auront-elles pas la force de refuser fermement l'inacceptable et de le dénoncer ?
Et les nombreux patrons et patronnes qui trouvent "normal" d'abuser sexuellement de leurs domestiques ou employés, soit indirectement à la manière de Saraï avec Hagar (Gn 16,1-7) ou de Rachel et Léa avec Zilpa et Bilha (Gn 30,9-12; Gn 30,1-8), soit directement comme David avec la femme de son subalterne Urie, s'ils avaient l'occasion de faire une bonne catéchèse mettant ces récits en lien avec Si 41,22 ("Ne sois pas trop entreprenant avec sa servante, et ne t'approche pas de son lit"), ne se sentiront-ils pas appelés à la conversion?
Et tous ces Africains, hommes ou femmes, qui n'ont que mépris pour les femmes stériles, si l'Église préparait de bonnes petites plaquettes de méditation et partages bibliques à partir des femmes stériles de la Bible, continueront-ils à les regarder ainsi après les avoir contemplé en lien avec cette parole de Dieu: "Heureuse plutôt la femme stérile, celle qui est sans tache et n'a pas connu une union interdite; elle aura du fruit lors de l'inspection des âmes. Heureux aussi l'eunuque, dont la main n'a pas fait de mal et qui n'a pas nourri des pensées mauvaises contre le Seigneur: il recevra pour sa fidélité une grâce de choix et une part plus délicieuse dans le Temple du Seigneur. Car le fruit des efforts vertueux est plein de gloire, indéfectible, la racine de la sagesse" (Sg 3,13-15)?
Ces quelques exemples montrent comment la Parole de Dieu offre à l'Église cheminant avec les peuples dans "l'Afrique des violences" a des opportunités pour l'évangéliser, notamment en mettant en valeur la force dénonciatrice de la Parole de ce Dieu qui "déteste le méchant et l'ami de la violence" (Ps 11,5) et les appelle à la conversion. Mais ce n'est pas tout : cette même Parole de Dieu donnent aussi des forces et des ailes aux victimes de la violence pour ne pas continuer à y collaborer par leur soumission aveugle et passive aux structures de péché qui cautionnent cette violence et la multiplie.
III. Du prophétisme des communautés chrétiennes d'Afrique face aux structures de péché cautionnant l'impunité des violents
L'Église n'annonce pas seulement l'Évangile par l'expression verbale: il y a aussi le témoignage chrétien, personnel et communautaire, passant par les réflexes spontanés des membres de nos communautés chrétiennes ainsi que les structures ecclésiales. Dans cette "Afrique des violences", se posent avec acuité le contenu du témoignage par rapport aux questions de justice, pardon et réconciliation.
Il s'agira tout d'abord de dépasser les éventuelles habitudes de démission, pour entrer résolument dans une démarche de pardon allié à la justice. Il faudra ensuite opter pour des paradigmes de la gestion de la violence qui aillent dans le sens de la volonté de Dieu.
III.1 De la connivence ou démission, à la pratique d'un pardon incluant la dimension de la justice en vue d'une réconciliation profonde et durable
Face à la violence instutionnalisée comme "structure de péché" dans les sociétés africaines actuelle, les communautés chrétiennes d'Afrique sont tentées par au moins deux attitudes incompatibles avec le prophétisme de notre vie chrétienne.
Il y a premièrement l'attitude de connivence avec les structures de péché, à la manière de Moïse en Nb 31,14-18 : en période de guerre, il a envoyé les combattants pratiquer la "routine" du rapt des filles vierges comme "butin" de guerre, alors que ces soldats avaient oublié de le faire! Combien de fois des chrétiennes et chrétiens d'Afrique ne justifient-ils pas l'injustifiable violence par la tradition ancestrale ? Combien de fois n'a-t-on pas entendu dire que la polygamie est une "valeur" africaine ? Comment une situation qui met des personnes dans des pressions psychologiques, entraînant depuis des siècles des jalousies interminables entre demis-frères peut-elle être déclarée une "valeur" ? Si aucun homme ne peut accepter de partager sa femme avec un autre homme, car un cœur humain normal ne le supporterait jamais, comment peut-on déclarer que c'est "normal" qu'une femme partage son mari avec plusieurs femmes, en restant dans la paix du cœur ? Oui, comment Moïse a-t-il pu penser que c'était "normal" d'enlever et transformer des filles vierges en esclaves sexuelles, lui qui a fait sortir tout un peuple de l'esclavage d'Egypte? C'est dire que les structures de péché pénètrent sournoisement nos pensées, gestes, regards sur le prochain. D'où l'importance de nous faire régulièrement scruter les reins et les cœurs par cette Parole de Dieu qui "pénètre jusqu'au point où elle sépare âme et esprit, jointures et moelle. Elle juge les désirs et les pensées du cœur humain" (He 4,12). D'où l'urgence, pour les communautés chrétiennes d'Afrique, de soigner les différents lieux de l'écoute de la Parole de Dieu, pour qu'elle convertisse vraiment les cœurs et les mentalités.
La seconde tentation est celle de la démission, à l'instar du roi David qui, face à un viol incestueux survenu dans sa propre famille et son propre royaume, reste passif face aux violences faites à la femme (2S 13,21). Il ne fait aucune commentaire, ni ne punit le coupable alors qu'il le connait très bien. Ce faisant, il encourage indirectement le coupable à recommencer le forfait. Dans cette Afrique qui connaît des guerres avec leur lot d'atrocités, spécialement les violences massives et acharnées sur le sexe (externe et interne) de la femme comme "butin de guerre", "arme de guerre" et "ingrédient de fétiches" de guerre, combien de conférences épiscopales ont-elles élevé la voix pour le dénoncer ? Combien ont-elles réclamé que les États fassent leur travail pour juger et punir les coupables, selon le droit ? Combien se sont-elles donné les moyens de réfléchir profondément sur les contours de la violence en Afrique et d'y apporter un éclairage de foi qui puisse dynamiser les innombrables victimes de la violence en Afrique, par rapport justement à la question de la justice ?
Or la Révélation nous apprend que Dieu ne banalise ni le mal, ni le péché et qu'il peut exister des types de péchés problématiques du point de vue du pardon à accorder. Le prophète Amos avait classé les atrocités détruisant le corps de la femme parmi des péchés extrêmement graves pour Dieu: "Ainsi parle le SEIGNEUR: À cause des trois et à cause des quatre rébellions des fils d'Ammon, je ne révoquerai pas mon arrêt: parce qu'ils ont éventré les femmes enceintes du Galaad, afin de pouvoir élargir leur territoire" (Am 1,13). Dans le Nouveau Testament, la première épître de saint Jean met une différence entre les péchés qui "conduisent à la mort" et les péchés "qui ne conduisent pas à la mort" ; il va même jusqu'à recommander la prière "seulement" pour les péchés qui ne conduisent pas à la mort ( !) : "Si quelqu'un voit son frère commettre un péché, un péché qui ne conduit pas à la mort, qu'il prie, et Dieu lui donnera la vie, si vraiment le péché commis ne conduit pas à la mort. Il existe un péché qui conduit à la mort: ce n'est pas à propos de celui-là que je dis de prier" (1Jn 5,16). Dans la même ligne, le pape Jean-Paul II commente ainsi la réaction de Dieu face au meurtre d'Abel : "Mais Dieu ne peut laisser le crime impuni : du sol sur lequel il a été versé, le sang de la victime exige que Dieu fasse justice (Gn 37,26 ; Is 26,21 ; Ez 24,7-8). De ce texte, l'Église a tiré l'expression de " péchés qui crient vengeance à la face de Dieu " et elle y a inclus, au premier chef, l'homicide volontaire. (…) Caïn est maudit par Dieu et aussi par la terre qui lui refusera ses fruits (Gn 4,11-12). Et il est puni : il habitera dans la steppe et dans le désert. (…) Toutefois Dieu, toujours miséricordieux même quand il punit, 'mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât point' (Gn 4,15) (…) Dieu repoussa Caïn de sa face et, comme il était rejeté par ses parents, il le relégua comme dans l'exil d'une habitation séparée, parce qu'il était passé de la douceur humaine à la cruauté de la bête sauvage. Toutefois, Dieu ne voulut pas punir le meurtrier par un meurtre, puisqu'il veut amener le pécheur au repentir" (Evangelium Vitae 9).
De plus, dans l'organisation de l'Église catholique, "certains péchés particulièrement graves sont frappés de l'excommunication, la peine ecclésiastique la plus sévère, qui empêche la réception des sacrements et l'exercice de certains actes ecclésiastiques, et dont l'absolution, par conséquent, ne peut être accordée, selon le droit de l'Église, que par le Pape, l'évêque du lieu ou à des prêtres autorisés par eux (cf. CIC 1331 1354-1357)" (CEC 1463). Le Droit ecclésiastique prévoit notamment que "Celui qui a commis un homicide sera puni de l'excommunication majeure" (canon 1450 §1) et que "Celui qui a ravi une personne ou la retient injustement, l'a blessée ou mutilée gravement, lui a provoqué une torture physique ou psychique, sera puni d'une peine adéquate, sans exclure l'excommunication majeure" (canon 1451). La législation ecclésiale va même plus loin en prévoyant des sanctions pour l'excommunication pour certains types d'homicides, afin de manifester la gravité du crime commis : "La coopération formelle à un avortement constitue une faute grave. L'Église sanctionne d'une peine canonique d'excommunication ce délit contre la vie humaine. (…) L'Église n'entend pas ainsi restreindre le champ de la miséricorde. Elle manifeste la gravité du crime commis, le dommage irréparable causé à l'innocent mis à mort, à ses parents et à toute la société". (Catéchisme de l'Église Catholique 2272).
Si la coopération formelle à un avortement encourt l'excommunication parce qu'un innocent a été tué, éventrer les femmes enceintes (donc tuer les fœtus qu'elles portent), utiliser le viol avec contamination programmée du VIH/Sida comme arme (biologique) de guerre ou encore arracher des bébés à leurs mères pour les piétiner à mort, n'est-ce pas là aussi des actes de "délit contre la vie humaine" (cf. CEC 2322) ?
Or, aujourd'hui dans "l'Afrique des guerres", des personnes ayant commandité ou ayant été complices de ces types de violences extrêmement graves et d'une manière massive communient tranquillement au Corps du Christ dans les célébrations eucharistiques à travers le pays. Certains d'entre eux sont même accueillis avec honneur dans nos églises et placés dans les premiers rangs !
La gravité de certaines de violences faites aux femmes ainsi qu'à la population, surtout en période de guerre, implique donc que la problématique du pardon chrétien ne se limite pas à la seule recommandation aux victimes de suivre l'exemple du Christ pardonnant à ses bourreaux. Il faut donc également une discipline conséquente de la part de l'Église "dépositaire et dispensatrice" de la miséricorde divine (cf. DM 13) car "dans l'Église, la peine de l'excommunication a pour but de rendre pleinement conscient de la gravité d'un péché particulier et de favoriser donc une conversion et une pénitence adéquates" (Evangelium Vitae 62).
C'est dans cette dynamique sue le pape Jean-Paul II avait insisté sur le fait que le pardon chrétien ne signifie pas banaliser la violence ou encourager l'impunité : "Dans aucun passage du message évangélique, le pardon, ni même la miséricorde qui en est la source, ne signifient indulgence envers le mal, envers le scandale, envers le tort causé ou les offenses. En chaque cas, la réparation du mal et du scandale, le dédommagement du tort causé, la satisfaction de l'offense sont conditions du pardon" (Dives in Misericordia 14).
Sans la pratique de la justice qui aide le violent à prendre conscience du mal commis, à s'en repentir et éventuellement à réparer ce qui est réparable, la réconciliation profonde est presque impossible. Elle va demeurer superficielle, l'impunité encourageant les violents à continuer à commettre tranquillement leurs méfaits.
L'Afrique des violences relatives aux femmes, qui révèlent le drame de la violence humaine en tant que telle, est déchiquetée psychologiquement et moralement par les multiples facettes des conséquences de toutes les cruautés subies par ses enfants. Elle a besoin d'une réconciliation profonde. Parmi les nombreux schémas qui s'offrent à notre psychologie et dans notre société, tous les paradigmes ne sont pas compatibles avec la foi chrétienne. C'est pour cela qu'il est du devoir missionnaire de "l'Église Famille de Dieu" dans cette "Afrique de la violence" de les discerner et de proposer seulement ceux qui correspondent à la réconciliation selon la volonté de notre créateur et sauveur, qui connaît plus que nous-mêmes ce qui est vraiment bien et bon pour le salut du monde.
Voyons donc tour à tour ces paradigmes qui s'offrent aux Africaines et Africains en quête de réconciliation, suite à la violence qui les entoure et les imprègne
III.2 L'incontournabilité du paradigme du Samaritain attentionné
Le vécu quotidien de l'Afrique, dans sa relation aux violences subies par les femmes et d'autres catégories de personnes, montrent que la gestion de la violence ne va pas toujours dans le sens de l'aide urgente aux victimes. D'une part car les soins médicaux de certaines blessures nécessitent beaucoup d'argent, notamment les violences sexuelles ainsi que les fractures. D'autre part, par habitude culturelle.
Pour les victimes des violences sexuelles, à part les centres tenus par des ONG et certaines paroisses, la majorité des membres de nos communautés chrétiennes réagissent comme David, par rapport ses concubines violées (2S 20,3). En effet, Absalom avait violé publiquement deux concubines de son père, comme arme de guerre, afin de le déstabiliser moralement (cf. 2S 16,21-22). Ces deux victimes inspirent de la compassion dans le cœur de David, mais il les considèrent aussi comme source de déshonneur pour toute la famille et pour sa dignité royale. Elles deviennent comme souillées et c'est pour cela qu'elles "furent séquestrées jusqu'au jour de leur mort, dans l'état de veuves d'un vivant" (2S 20,3). En Afrique noire, même des chrétiens stigmatisent les victimes de violence, les évitent, les pointe du doigt comme si elles étaient souillées, pour le simple fait d'avoir été victime d'une violence sexuelle. Le coupable est impuni et la victime répudiée ou abandonnée ou stigmatisée à vie. Et tout ceci par honte.
Les textes bibliques recommandent que la démarche de réconciliation dans l'Afrique victime de la violence humaine puisse consister, en tout premier, dans l'attention aux victimes elles-mêmes. En effet, dans la parabole relative au "prochain" (Lc 10,25-37), Jésus nous présente un Samaritain attentionné comme paradigme pour vivre la solidarité fraternelle avec les victimes de la violence humaine. Il s'agit premièrement d'éviter de se modeler sur les préjugés sociaux ou sur la peur, par le fait de ne pas imiter le prêtre et le lévite qui passent "à bonne distance" de la victime Deuxièmement, il ne faut commencer ni par juger ni par rejeter la victime, mais il faut tout d'abord "être pris de pitié", éprouver de la compassion pour elle car son besoin vital en ce moment est d'être aidée par rapport aux conséquences de la violence humaine et il s'agit ici plus précisément des plaies. Troisièmement, il ne faut pas réduire la personne victime de la violence à son corps: les conséquences étant aussi bien physiques que psychiques, il faut lui donner aussi de la chaleur humaine, lui montrer de l'affection humaine, comme le Samaritain qui le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit personnellement soin de lui. A la personne dont la dignité a été bafouée par la violence humaine, l'affection et le respect d'un autre constituent un excellent remède. Quatrièmement, il s'agit de voir plus loin que la bienfaisance immédiate, en mettant en place des structures sociales de prise en charge des victimes à long terme, car les conséquences de la violence humaine peuvent être profondes et nécessiter du temps pour le rétablissement plénier de la personne. C'est dans cette dynamique que le Samaritain donna de l'argent à l'aubergiste pour qu'il continue à prendre soin de la victime et s'engage à suivre l'affaire à son retour.
Ce paradigme du Samaritain attentionné ne concerne que la prise en charge de la victime de la violence, individuellement. Juguler les conséquences physiques immédiates de la violence humaine constitue la première et incontournable démarche, mais elle ne suffit pas pour que la réconciliation soit établie. Il y a encore la dimension de la prise en charge de la réconciliation de la personne elle-même avec l'événement malheureux ainsi qu'avec le ou les auteurs de la violence subie. En effet, la personne guérie des séquelles physiques de la violence va continuer avec le souvenir de l'événement malheureux, éventuellement avec son agresseur. On ne peut donc pas se focaliser sur le seul aspect de réponse matérielle immédiate sans prendre en compte tous les paramètres personnels et communautaires qui ont besoin d'être réconciliées, en vue d'une paix véritable et durable.
C'est pour cela que la démarche de réconciliation dont l'Afrique a besoin consistera ensuite dans le rétablissement de l'entente entre les Africaines et Africains en mauvais termes suite aux violences subies directement ou indirectement, pour ouvrir un nouveau chemin de vie commune et se réconcilier avec soi-même. Du point de vue chrétien, cela ne suffit pas: il faut y ajouter la dimension de réconciliation avec soi-même et avec le prochain en Dieu et selon la volonté divine, qui exige d'inclure le pardon. Il s'agit ici d'un type de pardon qui n'exclut pas la justice, comme l'a rappelé le pape Jean-Paul II: "Il est évident qu'une exigence aussi généreuse de pardon n'annule pas les exigences objectives de la justice" (Dives in Misericordia 14).
La question qui surgit est celle-ci : comme opérer cette réparation du mal et dédommager le tort causé, tout en faisant une démarche de réconciliation qui inclut le pardon? Les récits bibliques nous présente deux paradigmes opposés quant à la rentabilité de leurs méthodes : celui de la solidarité fraternelle vengeresse et celui de Joseph le créatif dans le domaine de la réconciliation profonde et durable.
III.3 L'inopérabilité du paradigme de la solidarité fraternelle impulsive dans la vengeance
Pour ce paradigme, les récits bibliques nous présentent les violences faites à la femme comme étant aussi un "miroir" nous permettant de mesurer les conséquences de certains paradigmes relatifs à la recherche de la justice pour les victimes et la démarche de la réconciliation. En effet, toute femme est toujours la fille ou la sœur d'un homme et d'une famille. De ce point de vue, un certain nombre de récits bibliques montre que face à la violence faite à la femme, il y a une vive et impulsive réaction motivée par la solidarité fraternelle, mais dont la pertinence par rapport à la démarche de réconciliation est problématique. Voici quelques récits-clés.
Il y a d'abord la réaction d'Absalom face au viol incestueux de sa sœur Thamar, par Amnon (2 Samuel 13, 1-39). Fortement scandalisé et en colère, Absalom décide de la venger en faisant tuer le violeur. Mais c'est une vengeance aveugle qui ne se préoccupe pas de la conversion du violeur, ni n'aide la victime à se réconcilier cet événement déstructurant pour sa psychologie et toute sa vie. La douleur de Thamar ne disparaît pas et les relations dans la famille royale sont déstabilisées. Un assassinat du violeur sur la conscience sera-t-il vraiment source de paix intérieure pour Absalom et pour Thamar. Et le récit montre que non. La vengeance impulsive n'engendre ni la paix ni la réconciliation.
Il y a ensuite la réaction des frères de Dina, la fille de Jacob, enlevée puis violée Sichem (Gn 34,-31): le capteur/violeur, se repent et décide de remplacer la violence par l'amour respectueux de Dina, qui passe par le mariage légitime, avec un national en son honneur. Mais les frères de Dina décident que l'acte doit être vengé, même s'il y a repentir et réparation. Ils ne se préoccupent même pas de l'éventuelle réaction de Dina, qui a déjà obtenu une réparation psychologique à travers un mariage légitime et honorant pour elle. De plus, cette vengeance aveugle produit de nombreuses victimes innocentes. Ce récit montre combien la vengeance impulsive est aveugle et injuste vis-à-vis de nouvelles victimes innocentes. Elle rend encore plus difficile les démarches de réconciliation.
Le troisième récit est celui de Thamar la belle-fille de Juda (Gn 38,6-26): désespérée face à la violence psychologique institutionnelle exercée par tous les membres de sa belle-famille, qui refusent d'appliquer pour elle la loi du lévirat à laquelle elle légitimement droit. Par solidarité pour son mari défunt, elle décide de se faire justice elle-même en commettant le péché d'un adultère incestueux, afin d'avoir la progéniture exigée par la coutume. Son droit sera reconnu et sa faute effacée, mais l'enfant qui naîtra méritait-il cette situation à jamais inconfortable d'être né d'une telle union incestueuse? Est-ce juste pour cette enfant innocent? N'est-ce pas égoïste de réparer une injustice en créant une autre pour cet enfant innocent? Comment sa présence dans cette famille favorisera-t-elle une réconciliation durable avec toute la famille ? Thamar et son fils ne seront-ils pas plus tolérés qu'accueillis dans des cœurs réconciliés ? Encore une fois, la vengeance impulsive aveugle et empêche de prendre conscience de l'égoïsme qui peut s'y glisser, sous les apparences de la justice.
Le quatrième récit est celui de la réaction d'un lévite pour sa concubine violée (cf. Jg 19,16-20,48). C'est ce lévite qui avait mis la femme dans cette situation dramatique en la livrant aux bourreaux à la place d'un homme, qu'il a cherché à protéger. C'est lui, le lévite, qui a chosifié la femme en disant à une bande d'hommes irresponsables qu'ils avaient la permission de faire avec elle ce qu'ils voulaient. Oubliant sa propre responsabilité dans la violence faite à sa concubine, il va accuser seulement les violeurs. La réconciliation est-elle possible là où toutes les responsabilités ne sont pas établies ? Est-elle profonde là où on ne voit que la "paille" dans l'œil des violents et on se camoufle à soi-même la "poutre" (cf. Lc 6,42) de sa lointaine responsabilité dans les causes de la violence ? Comme pour Dina, le viol d'une seule femme produit des centaines de victimes innocentes. Est-ce la justice ? Cela n'entraîne-t-il pas une situation qui bloque la réconciliation et la paix, au lieu de les favoriser ? La vengeance empreinte d'hypocrisie sur ses propres responsabilités dans la violence n'est pas réconciliation véritable.
Beaucoup de membres de nos communautés chrétiennes réagissent individuellement à chaud lorsque les membres de leurs familles sont victimes de la violence, généralement en appliquant des habitudes culturelles allant dans le sens d'une gestion de la violence par la violence. Et ceci entretient le cycle de la violence qui engendre la violence. Combien de chrétiens n'ont-ils pas été impliqués dans une logique vengeresse semblable à celle d'Absalom ou des frères de Dina ? Combien de femmes n'ont-elles pas été violées par des soldats ou civils chrétiens pendant les guerres fratricides, juste pour venger d'anciens viols des femmes de leur tribu ou ethnie perpétrés par les camps des ennemis? Combien de fœtus n'ont-ils pas été tués par des femmes chrétiennes, juste pour punir l'agresseur violeur, afin qu'un enfant de son sang ne vienne pas au monde? Combien n'ont-ils pas, à l'image des frères de Dina, détruit, par leur vengeance impulsive, des couples ou des familles qui étaient sur le point de se réconcilier, parce qu'ils n'ont pas tenu compte du repentir du violent ou du pardon déjà accordé par la victime? Combien n'ont-ils pas, comme Thamar la belle-fille de Juda, opéré leur propre justice, mais en laissant à leur progéniture un héritage lourd à porter psychologiquement et affectivement? Combien de membres de nos communautés chrétiennes n'ont-ils pas, individuellement et collectivement, pris l'habitude de toujours pointer la violence qui est dans la société, en oubliant qu'ils sont aussi complices de cette violence, en ses racines?
Ainsi, la solidarité fraternelle vengeresse n'est pas un paradigme pertinent pour une réconciliation véritable et durable: on s'intéresse à la matérialité du fait et on le sanctionne par d'autres faits violents physiquement ou psychologiquement, ou pour les agresseurs ou pour des innocents. D'où la nécessité d'un autre paradigme. Celui de Joseph, fils de Jacob, violenté physiquement et psychologiquement par ses demi-frères (Gn 42-46), et qui parvient à se réconcilier avec eux et avec son passé douloureux, est particulièrement intéressant pour la pastorale des victimes de la violence et la réconciliation dans l'Afrique des violences.
III.4 La pertinence du paradigme de Joseph, l'inventif patient
Ce paradigme met notamment en valeur le fait que se réconcilier ne signifie pas revenir à la situation de départ en effaçant tous les souvenirs et traces de la violence subie, ni renverser les rôles en rendant la violence par la violence. Il s'agit plutôt de plonger ses racines dans la foi en un Dieu qui est capable de faire abonder la grâce là où le péché a surabondé, puis d'utiliser ses ressources intellectuelles et affectives pour inventer des moyens permettant aux anciens agresseurs et agressés de commencer un nouveau chemin de fraternité.
Cela est bien perceptible dans tout le scenario que Joseph, qui a bien reconnu ces frères qui l'avaient violenté et vendu, a inventé pour gérer la situation. Au lieu d'être impulsif en se faisant reconnaître tout de suite pour savourer sa vengeance sur ses anciens agresseurs en état de faiblesse, il utilise son imagination et leur fait faire des expériences, sur un laps de temps relativement étendu, des aller-retour qui vont aboutir à une impressionnante conversion: les frères qui, autrefois étaient d'une jalousie meurtrière parce que leur père aimait l'un deux, deviennent, à travers Juda, des personnes capables d'échanger leur vie contre celle de celui qui inspirerait la jalousie. Il a fallu l'inventivité de Joseph pour qu'ils passent de la jalousie violente à l'amour oblatif envers ceux qui nous inspirent de la jalousie. Et les plaies de Joseph peuvent être pansées par la douceur d'une telle conversion.
Donner au temps le temps de creuser dans les cœurs des violents et de leurs victimes, en inventant des voies pour interpeller leurs consciences, en s'ouvrant à Dieu qui donne la grâce de pardonner, c'est cela le secret de Joseph. C'est cela qui a permis à Joseph et à ses frères de commencer de nouveaux types de relations, fondées sur la faute reconnue et expiée, sur le pardon donné et reçu, dans la reconnaissance que cette réconciliation est en définitive un don de Dieu.
Comme le souligne A. Kabasele, "à travers fautes, violences, injustices, l'humanité doit continuer à chercher des lieux de vie et de vraie fraternité, des voies de justice". Joseph a réussi ce pari. Absalom, les frères de Dina, Thamar la belle-fille de Juda, le lévite et David ont échoué, notamment parce qu'ils ont été impulsif et n'ont pas été inventifs de voies de réparation non violente et de réconciliation dans la longueur et l'épaisseur du temps.
Joseph le violenté devenu créateur patient de voies de pardon et de réconciliation profonds, est la "figure de celui qui devait venir" (cf. Rm 5,14): le Christ, Pardon et Réconciliation de Dieu. En effet, pour se réconcilier avec le monde pécheur, le pécheur avec lui-même ainsi qu'avec les victimes de son péché, Dieu a été de loin plus inventif que Joseph et plus efficace que lui. Il a fait ce que nul n'aurait pu imaginer : venir sur terre vivre avec les pécheurs, leur manifester gratuitement son amour, leur ouvrir des voies concrètes de conversion, et leur rendre disponible la grâce de faire ce qui est au-dessus de leurs forces humaines. Pour cela, il les a entraînés dans son mystère pascal et a rendu disponible, en permanence, la réception de cette grâce à travers les sacrements de l'Église et l'écoute obéissante et pratiquante de sa Parole.
III.5 Pour des témoins de la puissance réconciliatrice de l'Évangile du Christ
Ce qui est arrivé entre Joseph et ses frères est-il une pure utopie ? Dans cette Afrique avide de réconciliation en profondeur, il est important de mettre en valeur des témoins de la puissance réconciliatrice de l'Évangile. Et ils sont des centaines, et peut-être des milliers, ces chrétiennes et chrétiens africains qui, dans la vie cachée ordinaire qui, imprégnés de l'Évangile, arrivent à se réconcilier avec eux-mêmes, avec leur histoire et avec le prochain suite à des violences vécues.
A l'aube du second synode sur l'Afrique, il est important de se rappeler que l'Église catholique a canonisé une femme victime de la violence humaine à un degré très élevé, et qui en est sortie réconciliée avec elle-même et avec le prochain, grâce à son adhésion au Christ. Contrairement aux martyrs de l'Ouganda, de la RDCongo et d'autres, qui sont morts suite aux actes de violence humaine, sainte Bakhita, Joséphine Bakhita (1869-1947), d'origine soudanaise, a survécu aux souffrances dues à la méchanceté humaine et à l'institution "esclavage".
Dès l'âge de 9 ans, elle fut une esclave revendue plusieurs fois. Elle raconte, dans sa biographie, qu'il ne se passa aucun jour où elle ne subit pas de sévices. Elle garda à jamais sur son corps les stigmates des différents types de violences subies par les femmes et hommes esclaves de son époque. L'engagement de son entourage pour la défense de sa dignité humaine la fit libérer de ce cycle de violence et la guérit peu à peu des conséquences psychologiques et sociales des violences subies. De personne violentée, elle devint une femme épanouie et mourut en étant une religieuse attentive à tous. Elle est fêtée dans le 8 février. Joséphine Bakhita est un symbole fort pour tant d'hommes et de femmes victimes de la violence humaine: elle témoigne que grâce à la lumière et la grâce du Christ, qui passe par une conversion personnelle et un entourage de chrétiens bien enracinés dans leur foi, on peut en sortir réconcilié avec sa propre histoire, avec ce monde violent, avec le prochain, avec Dieu. Pourquoi ne pas remettre en valeur, par une catéchèse bien appropriée, cette forme de sainteté qui consiste à laisser la lumière et la paix du Christ envahir nos lieux de violences et leurs conséquences?
Mais ce n'est pas tout. L'Église cheminant avec "l'Afrique des violences" gagnera aussi à mettre en valeur des saints d'Afrique qui se sont convertis de la violence: qui y ont librement renoncé au nom du Christ. Qui avaient l'occasion de maltraiter les veuves, orphelins, subalternes, pauvres et petits et ne l'ont pas fait; qui ont eu l'occasion de violer les femmes et ne l'ont pas fait, au nom de leur foi en Dieu qui proclame la dignité humaine. Les trouverons-nous ?
Conclusion
La multiforme violence subie et exercée par la femme africaine contemporaine est le reflet du drame actuel de notre continent et du monde, caractérisés par des atteintes massives à la dignité de la personne humaine, aussi bien en temps de paix que de guerre. Les contours, mécanismes et causes de la multiforme violence subie et exercée par la femme africaine constituent un miroir de la violence qui habite tout être humain.
Pour l'Église famille de Dieu cheminant avec une Afrique marquée profondément par la violence aux conséquences multiformes, et en marche vers un synode qui va traiter la question de la réconciliation, il est important de nous poser les questions suivantes : avons-nous suffisamment proposé à l'Afrique et au monde les richesses de l'anthropologie chrétienne relatives à la dignité humaine, à travers une catéchèse bien élaborée et soignée ? Avons-nous suffisamment exploité, dans cette Afrique de l'oralité, la puissance interpellatrice des récits bibliques relatifs à la violence humaine, à la manière du prophète Nathan à l'égard de David le violent? Avons-nous suffisamment crié haut et fort qu'on ne peut jamais se servir du nom de Dieu ou des versets bibliques, ni pour justifier et banaliser quelque violence que ce soit, ni pour contraindre les victimes de violences à la résignation? Dans nos réactions "chrétiennes" quotidiennes face à la violence, avons-nous donné la préférence aux paradigmes préférés par Dieu lui-même ? Avons-nous une théologie chrétienne de la Réconciliation intégrant les réalités africaines de la violence et mettant en valeur des martyrs chrétiens proclamant, par leur sang, la théologie chrétienne du pardon et de la réconciliation?